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du transitif direct à l'absorption: problème de syntaxe

20 Mai 2014, 14:38pm

du transitif direct à l'absorption: problème de syntaxe

Chloé Delaume, J'habite dans la télévision, éditions Verticales, 2006

Comment passe-t-on de "je regarde la télévion" à 'j'habite dans la télévision"? La syntaxe n'est jamais innocente, et encore moins chez Chloé Delaume.


C'est sous l'angle de la littérature que j'envisage J'habite la télévision, ce qui en soi pose un problème important. Chloé Delaume livre ici le récit d'une expérience d'immersion télévisuelle, inspirée par la volonté de comprendre comment fonctionne sur le cerveau les mécanismes de disponibilité énoncés par Patrick Le Lay, PDG de TF1, dans un discours que chacun connaît et qu'elle cite à de nombreuses reprises: "Pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c'est-à-dire de le divertir, de le détendre, de le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible." L'expérience qui nous est relatée ici relève donc à la fois de l'essai scientifique, fourni de statistiques, d'extraits d'études en tous genres et de comptes-rendus empiriques sur la dégradation de son état psychique et physique, de réflexions personnelles et poétiques, d'une analyse très fine des mécanismes qui régissent l'homo televisus -en particulier depuis l'apparition et le succès de la "télé-réalité", concept ô combien important pour comprendre ce qui se joue sur le plan littéraire. En effet, et c'est ce qui m'intéresse ici, il me semble que contrairement à un essai comme celui d'Eric Hazan sur la Langue de la Cinquième République ( LQR, la Propagande du Quotidien, éditions Allia) qui décortique minutieusement l'idéologie véhiculée par la langue des médias, Chloé Delaume fabrique bel et bien de la littérature à partir de ce "réel" reconstruit par le récit qu'est son livre. Et c'est précisément la manière dont se confrontent réalité vécue, perçue et enregistrée par un cerveau reptilien, et analysée par d'autres parties plus critiques de ce même cerveau, que je trouve passionnante. Le double mouvement d'enregistrement d'une certaine réalité, dans laquelle l'auteur s'immerge (à la première personne, avec des "effets de réel" ou du moins à forte teneur autobiographique) et le recul critique qui s'ensuit, la manière dont le langage est travaillé de l'intérieur par cette confrontation avec la "réalité" télévisuelle et ses effets neurologiques, est une tentative de faire littérature à partir d'un donné du vécu, c'est-à-dire de donner du monde un point de vue à la fois intime - il ne s'agit que d'une expérience empirique- et commun à ses lecteurs.


Compte-rendu critique d'une expérience limite: la littérature de témoignage
L'auteur évoque une expérience assez semblable au cinéma, celle de Super Size me de Morgan Spurlock. Dans ce film documentaire, le réalisateur se filme pendant des mois au cours d'un régime exclusif de malbouffe servi chez MacDonald, où il prend rois repas par jour. L'expérience montre les effets induits par ce type de nourriture à court, moyen et long terme, ses effest dramatiques sur la santé. On trouve chez Chloé Delaume un semblable recensement des effets induits par la cure télévisuelle: migraine, fringales et grignotage, prise de poids et léthargie, répétition de plus en plus fréquente des phrases entendues à la télévision sans que soit identifiée la source à mesure que les mois passent et que l'esprit s'acclimate aux discours répétitifs de la télévision, sans compter les achats étranges, balai swiffer ou chips, que réalise la jeune femme. Mais l'expérience littéraire ne s'arrête pas à ce compte-rendu de la déliquescence d'un cerveau. Outre la mise en perspective constante- et toujours critique- des données scientifiques qui expliquent les addictions télévisuelles (les fringales, en particulier, sont induites par les images de nourriture des publicités peu avant l'heure des repas, et livrent donc un téléspectateur affamé au défilement des denrées qu'on attend lui faire acheter), et des images qui défilent, sur l'cran comme dans la conscience de la narratrice, contribue à cette impression d'être happé, par une voix et par un "Ogre", qui appelle ses proies par la petite lucarne de l'écran plat. Il faut imaginer un Ulysse poussant son caddie imperturbable vers les sirènes, nous dit Chloé Delaume, et c'est de ce type d'images à la fois satiriques et mythiques qu'il faut voir, à mon sens, la mise en littérature d'une réalité du vécu.
Dès le début, l'auteur compare les "sujets d'expérience" que sont ses concitoyens happés par les trois heures trente moyennes de télévision et sa propre personne aux Versuchsperson, sujets non consentants des expériences scientifiques nazies (les téléspectateurs sont certes consentants, mais ignorent la plupart du temps à quelle expérience ils prêtent leur corps et leur cerveau). Et plus encore à quelles fins démoniaques.


p. 32: "Des sujets humains consentants furent recrutés en masse au fil des décennies. L'activité de leur cerveau était enregistrée durant la présentationd'images de produits, de modèles ou d'activités. Les signeaux, les moindres manifestations préférentielles étaient repérées. On les nommait: sujets d'études (...)

Vous avez oublié les noms de Samuel Mc Clure et Raed Montague, directeur du laboratoire de neuro-imagerie humaine du Bayor College of Medicine of Houston. Vous avez perdu le Texas autant que la Californie, sur votre conscience pèsent les tripes de Ménmosyne et des irritations diverses renforcent l'hypothèse GHB. Vous avez bu à la théière, les feuilles auront beau être de Chine les généraux ont leurs goûters et les gouverneurs leurs tournantes. De la mastication comme addiction primale. C'est pour cela n'est-ce pas que toujours dans le cake la farine est faite d'os, le beurre est grès de moelle, à l'angléique se mêlent en pluie les cerveaux secs. A pleines poignées.
Il était une fois un vieil Ogre dont tous les sens n'étaient qu'un tonneau Danaïdes. Sa paroi stomacale, un palimpseste, qu'aucune goutte de sans n'avait le temps de sécher. Il était une fois un vieil Ogre qui en se nécrosant ne se nourrissait que de cerveaux humains, en gobant aisément une de leurs trois parties
."


L'analyse scientique des données - la structure du cerveau humain, les stimulis visuels engagés par les images de la télévision...- donne lieu à des images de dévoration redues à leur effroi primal par les images de l'Ogre et de la dévoration. Il s'opère entre ces lignes un renversement terrifiant: vous croyez ingurgiter des produits vantés par la télévision, mais vous êtes mangé par l'écran. La métaphore qui ne cesse de parcourir les lignes au fil du récit d'expériences contribue à donner sens à ce "réel brut" qui en a toujours un, même quand on se drape de chiffres et données abstraites pour égarer la compréhension de l'intrus, et que l'écriture ici met en lumière avec toute la force dramatique portée pa rle dispositif. l'adresse directe au lecteur, en premier lieu. Cest justement l'un des mécanismes de ce discours télévisuel aliénant et dévorateur des cerveaux, par l'effet de connivence qu'il crée avec son public, du plus loin qu'il soit perçu.


Dans Farenheit 451, la femme de Montag, Mildred, vit entourée des personnages de la télévision, qu'elle appelle "sa famille", et qui s'adressent directement à elle, comme à des milliers de personnes. La proximité illusoire avce cette "famille" se renforce quand elle parvient à obtenir plus d'écrans, et la maison tout entière semble faire partie du dispositif, renforçant la surveillance des foyers et l'auto-enfermement dans la télévision comme le dit Chloé Delaume. Cette image futuriste du roman, et plus encore du film de Truffaut, est d'une étonnante lucidité, puisqu'elle correspond étroitement à la vision du monde que donne l'auteur de J'habite dans la télévision en 2006.


Télé-réalité


Chloé Delaume résume brièvement l'histoire du concept, sa première manifestation en 1997 sur une chaîne suédoise, son apparition en France avec Koh-Lanta. Elle n'évoque guère les émissions déballages qui ont précédé, de Streap-Teese à Perdu de vue, et qui ont pourtant marqué un tournant irrémédiable de la télévision: comment on est passé d'une volonté de comprendre l'autre, en particulier le déclassé, l'anti-social ou "cas social" au pur voyeurisme pur. A partir du tout début des années 2000, donc, le feuilleton "réel" prend une importance croissante sur les petits écrans: on suit plus ou moins en direct, pendant plusieurs mois, les "aventures" d'un groupe d'individus isolé, et généralement soumis à des contraintes extérieures. Des rats de laboratoire consentants (mais consentants à quoi? c'est toute la question qui est posée par la manipulation des participants par les directeurs de programmes), ou Versuchsperson, que regarderont sans l'ombre d'une gêne des millions de téléspectateurs avides de réactions exacerbées: on attend e devoir des individus d'une humanité moyenne renier leurs principes éducatifs et moraux au profit des pulsions (agressivité, sexualité) que l'on expérimente par procuration. Ce qui intéresse l'auteur ici, c'est moins l'intérêt malsain des téléspectateurs pour ce genre d'émissions, que ce qu'il révèle sur l'état auquel la télévision réduit nos cerveaux pour les rendre "disponibles". Ou comment on entre dans la télévision en la regardant, en suivant plus précisément ce type de programme: tout est fait (mais comment? pourquoi?) pour que de témoin-voyeur de l'exhibition, souvent maladive, des candidats (Chloé Delaume évoquera certains des dix-huit cas de suicides recensés parmi ces ex-stars de la télé-réalité) on devienne partie intégrante d'un processus, machine à part entière du spectacle. Comment on se fait manger, en somme.


Voici ce qu'en disait peu après la parution du livre le critique Arnaud Maïsetti sur son propre blog:
"Il y a beaucoup de façon de parler de la télévision. La plupart des observateurs analyse ses contenus, tente de voir ses interactions avec le réel. Sans voir que le réel dont ils parlent n’est plus séparé du discours que produit la télévision, de la présence qu’elle impose partout, tout le temps – que le réel est devenu une partie d’un tout qu’on nomme télévision. Une partie.
Le livre raconte l’histoire d’une effacement progressif – de la narratrice, du réel, du corps, du temps, de tout ce qui a sens. « Ceci est l’histoire d’un crime – du meurtre de la réalité. Et de l’extermination d’une illusion – l’illusion vitale, l’illusion radicale du monde. Le réel ne disparaît pas dans l’illusion, c’est l’illusion qui disparaît dans la réalité intégrale. » (Baudrillard)
."


La narratrice, effectivement, disparaît, et son compagnon la cherche avec inquiétude. happée par l'écran, elle disparaît physiquement au bout de plusieurs mois d'immersion, alors que les phases de léthargie ont succédé à la surexcitation, des phases d'aliénation plus ou moins traversées d'éclairs de lucidité (elle évoque, plus que la complicité de sa "famille" télévisuelle, cette impression caractéristique de l'addiction que c'est à elle, personnellement, que la télévision s'adresse, et à elle seule).


Cette disparition -ce crime- à l'intérieur de la "télé-réalité" qu'on sait pourtant si loin de la réalité, avec des candidats triés par tests psychologiques, des aventures extrêmement scénarisées, des montages très sélectifs- intervient juste après l'évocation d'un projet du réalisateur David Cronenberg, intitulé Vidéodrome, et qui a eu pour objet de réfléchir cinématographiquement aux rapports entre construction de l'image et conscience du corps, à travers une narration complexe. "Vidéodrome" est l'histoire de Max Renn, producteur d'une petite chaîne télévisée diffusant du porno et dont la vie tout entière est absorbée par son habitude d'ingurgiter les programmes télévisuels, qui ne communique plus avec son assistance que par l'écran. "Vidéodrome" est aussi le nom d'un programme en soi, piraté par l'un de ses assistants. Il s'agit plutôt d'un stuff-movie, pas une construction fictive donc mais des images hard prises sur le vif de la réalité. Max Renn rencontre une animatrice radio qui s'intéresse de près au masochisme, et ne peut se contenter de "regarder" les programmes, mais désire aller physiquement sur le lieu du tournage; Max Renn fasciné à son tour l'appelle à travers l'écran. "Vidéodrome" est aussi un signal vidéo destiné à provoquer la création d'un nouvel organe dans le cerveau, à l'origine des visions dont est victime (ou sprectateur) Max Renn. C'est un dispositif créé par une entreprise créée par un leader d'extrême droite porté sur la surveillance d'individus à travers le monde. C'est enfin une invention du professuer O'Blivion ("oubli"), "prophète des médias", lui aussi prisonnier de sa création.


La mise en abyme que dépeint Chloé Delaume à travers le chapitre destiné au film de Cronenberg montre tous les enjeux possibles et imaginaires de ces programmes de "télé-réalité", dans lesquelles la frontière entre spectacle et action, réalité et manipulation, jeu de marionnettes et acceptation aveugle à un destin absurde, n'a jamais été aussi mince. Des millions d'euros sont déversés sur les comptes des sociétés de production à chaque finale -entrecoupée de publicités - de Star Academy quand le dernier candidat en lice est adulé et élu par son piblic en liesse. j'ai envie d'empliyer à mon tour, comme Chloé Delaume, la deuxième personne, tant ce pronom de la télé-vision "directe" et de la manipulation est celui qui a envhai l'espace télévisuel, grignoté nos cerveaux disponibles à la mastication.


p. 121: "Videodrome est l'histoire d'un corps humain qui mute, plus encore et pas trop comme c'était prévu, afin d'échapper au contrôle imposé par la télévision. David Cronenberg précise: "L'interprétation la plus accessible de la nouvelle chair serait qu'il soit possible de réellement changer ce que signifie être humain sur un plan physique."




Colère


Au processus de dispnibilité du cerveau attaqué par l'Ogre et peu à peu désintégré, la colère, l'indignation apportent quelques résistances. C'est ce qui a lieu chez la "sentinelle" qu'est devenue la narratrice, peu avant qu'elle ne succombe définitivement aux sirènes de la télévision, ne renonce à la distance critique et se mette à "éprouver des sentiments pour els figurines d ela télévision". Là encore, l'explication est neurologique, et montre que l'addiction télévisuelle agit exactement par les mêmes mécanismes qu'un psychotrope, détruisant les synapses une à une. L'hormone du stress, ou adrénaline, préserve des zones de résistance dans le cerveau face à des propos, des images qui soulèvent l'indignation, l'énervement, l'agacement du téléspectateur. Le problème réside dans l'objet de ces ressentiment. Alors que le sujet encore capable de sécérter du stress fait appel à la partie la plus raisonnante de son cerveau, s'agaçant par exemple à la vue répétée de certains publicités jugées particulièrement débiles, c'est envers des candidats de Loft Story que va peu à peu se lover la rage haineuse du cerveau primaire, de l'hippocampe, la partie la plus malléable. La saine colère qu'on éprouve face à un divertissement stupide, un discours médiatique creux ou mensonger, va se figer en une réaction agressive primaire face au sourire fade d'un présentateur ou une crétine à grosse poitrine de la Saison 6 des Anges de la Télé-réalité- sans raison objective, sinon que ladite candidate a été précisément choisie pour exacerber le besoin primaire de haine, de vengeance et d'humiliation publique qui réside dans le doux coeur de chaque téléspectateur à l'état de pulsion.


Chloé Delaume évoque dans J'habite dans la télévision la manière dont sentiments et réactions physiques pré-enregistrés s'insinuent par la télévision à la fois chez les participants de ces émissions, et par infusion, chez le téléspectateur, avec la dimension politique inhérente à ce type de manipulation. L'exemple le plus révoltant, pour le coup, est celui de Jean-Claude Mignon, maire UMP de Dammarie-les-Lys où est sis le château de Star Academy, dont la politique musclée en matière de délinquance (surotut si vous portez un nom à cononnance arabisante) est gommée au profit des images de douceur, d'"amitié" (titre d'un des tuibes de la Star'Ac dont il aurait coécrit les paroles plusieurs années plus tôt pour un clip de campagne), de sourire vissé au visage et d'amour de l'humanité. Chloé Delaume se livre à un montage passionnant, montrant en parallèle le destin de cette image médiatique, à travers la chanson L'amitié en particulier, et la réalité politique de la municipaluté dirigée par ce charmant Mignon. Le retour à la réalité s'effectue donc par un récit critique, distancé, des faits et des discours, qui montre comment le faux, le clinquant, l'illusoire construit par l'écran cache de réalités torves. Autopsie précise et ironique d'un Vidéodrome autour du personnage de Jean-Claude Mignon, ou parodie d'une success story qui présente le prochain candidat: lui, vous, moi. On ne montre au fond rien d'autre que ce qu'on est: du vide.


De cette plongée dans la réalité de l'écran, Chloé Delaume conclut par ces mots:
p. 168: "Je ne suis qu'une parcelle. La fiction collective sait imposer ses cartes en guise de territoire, c'est même à l'Ogre qu'on doit l'idée. Je n'ai pas su protéger mon cerveau, son temps est aboli, il n'est que disponible. Mais au moins, voyez-vous, j'ai ma narration propre. Sachez sauver la vôtre avant qu'il ne soit trop tard."




Suppléments:
à lire, l'article entier d'Arnaud Maïsetti sur le livre: http://arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article88
et le site de Chloé Delaume, qui vaut de s'y plonger parce que la question du rapport de la réalité à la fiction, à travers le sujet, s'y pose avec acuité, entre autres sujets d'intérêt: http://www.chloedelaume.net/

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