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Du Pays des Morts

18 Mai 2014, 18:23pm

Du Pays des Morts

Scholastique Mukasonga, L'Iguifou, Gallimard "Continents noirs", 2010.


Chant funèbre, chant d'espoir.


Les cinq nouvelles qui composent le recueil apparaissent comme une chronique des trente années précédant le génocide proprement dit des Tutis par les Hutus au Rwanda, en avril 1994. Scholastique Mukasonga, dont le roman Notre-Dame-du-Nil, prix Renaudot 2012, racontait à travers les destins des jeunes filles d'une mission catholique les prémices des tueries, l'élaboration coloniale du mythe des Tutsis issus des pharaons et la violence des représailles à leur égard du peuple majoritaire, relate ici en quelques histoires courtes d'autres destins, ceux de jeunes Tutsis qui vivent l'oppression -et le début d'une éradication silencieuse- entre les années 1963, date des premiers massacres, et 1994. C'est la période au cours de laquelle l'auteur est née au Rwanda en 1957, puis réfugiée au Burundi en 60, alors que les premières menaces pèsent sur sa communauté. Elle parviendra à partir pour la France en 1973, laissant la majeure partie de sa famille sur place: vingt-sept de ses membres seront assassinés pendant la "saison de machettes" dont aucun de ses livres ne parle directement, et que tous annoncent. L'auteur des Cafards (Inyenzi au Rwanda) montre comment, avant même qu'un seul coup de machette ne soit porté, avec la barbarie que l'on sait, un peuple entier fut promis à l'extermination et le génocide soigneusement préparé.


Les cinq nouvelles marquent les étapes de cette disparition programmée d'un peuple: par "la peur", par "la faim", par l'exil et la prostitution de ses filles, par l'identité et la dignité tutsie refusées (dans "La gloire de la vache" le jeune narrateur raconte comment les vaches, animaux sacrés des bergers Tutsis, sont tuées et leurs propriétaires réduits à l'exil et à la culture des champs, voire au commerce dégradant des chèvres) , et enfin par la mort, sans nom et sans deuil possible face aux charniers où pourrissent les dépouilles de milliers de victimes confondues dans une même horreur.


Mais le recueil n'est pas tant la chronique d'un massacre annoncé, irréductible de son contexte historique, qu'un témoignage poignant de la fin d'un peuple, marqué par le "deuil", titre de la dernière nouvelle du recueil, peut-être la plus terrible. Elle raconte l'impossibilité de pleurer ses morts. Une narratrice, en Europe, entend parler du massacre, et ne parvient d'abord pas à savoir si sa famille a été touchée, mais s'attend au pire. Elle reçoit un jour une lettre, comportant les noms de tous les siens, morts. Refusant d'en parler et ncapable de les pleurer, elle pleure d'abord par procuration, assistant aux enterrements d'inconnus et pleurant à chaudes larmes, croyant obéir à ses Morts. Mais on lui fait comprendre qu'une telle réaction dans les enterrements de familles parfaitement inconnues est gênant, inconvenant. Elle retourne alors dans son pays d'origine, cherchant trace de ses disparus, et finit par tomber sur un charnier, dont les centaines de crânes et d'os mêlés ne portent pas trace de son père, dont on devine qu'elle trouve les restes dans une latrine, mêlés à la boue et des centaines d'autres cadavres en putréfaction: ceux de tout son peuple, de tous ses morts, de tous ces fantômes dont il ne lui reste plus qu'à témoigner pour dire qu'ils ont réellement vécu. C'est l'objet de tout le recueil qui s'achève: à travers des existences individuelles, généralement à la première personne ou en focalisation interne, donner voix à ces disparus qui hantent le Pays aux Mille Collines, devenu Pays des Morts dans cette dernière nouvelle.


Ce qui donne force au recueil, bien qu'on ne puisse évidemment pas le lire indépendamment de son contexte, c'est pourtant bien ce qui le dépasse: l'universalité de la terreur, bien qu'elle soit fortement déterminée ici par une situation historique et géographique bien précise qu'on ne peut ignorer, est portée par le point de vue d'un enfant, comme la faim qui fait défaillir les deux petites filles seules à la maison, cherchant en vain quelques miettes à gratter, comme la nostalgie de l'abondance et du bonheur autour de la traite matinale des vaches quand le jeune narrateur de "La gloire de la vache" voit rentrer son père, menant avec son bâton noueux, entre les bananiers, un troupeau imaginaire. La disparition et le manque sont au coeur de toutes ces nouvelles, écrites près de vingt ans après l'anéantissement à coups de machettes de tout un peuple, mais dont chaque page témoigne d'une volonté bien plus ancienne de le faire disparaître et de sa ténacité à exister en dépit de la violence dont il est victime.


A la volonté d'éradication, répond sous la plume de Scholastique Mukasonga celle, tenace et tranquille, de faire perdurer les voix des disparus, de redire les traditions et les goûts des choses à jamais perdues: celui du lait jaune au sortir des pis de la vache, le bruit de la traite, celui du plat de haricots que s'offrent les réfugiés Tutsis réfugiés dans une cour dans l'attente d'être massacrés, alors que la terreur est toujours remise au lendemain et les provisions épuisées, les jambes bien droites des femmes recevant le lait des vaches dans leurs vastes récipients, la beauté de ces silhouettes féminines fragiles ballotées d'un destin à l'autre, d'un bras à l'autre, et gardant toujours la même splendeur issue d'un ne sait quels mystérieux ancêtres. La belle Helena, héroïne du "Malheur d'être belle", portera cette malédiction jusque dans un autre mal qui décime le pays et le continent aussi sûrement que les génocides: le sida et la honte qui s'en suit, comme si la beauté tutsie portait en son coeur une sombre malédiction, celle qui poursuit les jeunes filles du lycée de Notre-Dame-du-Nil, dont on loue la beauté, mais qu'on humilie et qu'on finit par tuer. La tare insinuée dans le sang donne de la maladie une autre image de ce malheur tutsi: au réalisme social du destin d'Helena s'ajoute une dimension symbolique: la jeune femme est chassée, prostituée, dépossédée et finalement repoussée avec autant d'horreur qu'elle était convoitée, toujours victime entre les mais de ceux qui décident de son destin.


Ce qui rend le texte si profond, c'est aussi et surtout la simplicité dénuée de pathos avec laquelle l'horreur est dite: des enfants qui meurent de faim, une jeune femme faisant face aux cadavres liquéfiés de ses parents. Les images par lesquelles débute chacune de ces histoires introduisent le lecteur dans un univers peuplé d'ombres et de fantômes, de figures terrifiantes comme celle de l'Iguifou, la faim: "il te réveillait bien avant que le jacassement strident des oiseaux annonce les premières blancheurs de l'aube, il allongeait démesurément les heures torrides de midi, il était à ton côté sur la natte pour harceler ton sommeil." Même fantôme planant sur l'enfance et annonçant la mort, la peur est personnifiée des les premières lignes de la nouvelle qui lui est consacrée, et ne cesse de poursuivre l'enfant: de menace en menace, sans explication, toujours remise à une autre fois et pourtant inéluctable, c'est la mort qui "reste attachée [aux Tutsis] même au plus profond de la nuit". Ce récit précède le génocide, et n'annonce, mais on trouve dans ces lignes la même terreur, déjà, que celle que relate Hatzfeld dans La Stratégie des antilopes à travers le témoignage, quinze ans après, des rescapés. On aura beau jouer la grande réconciliation nationale et reprendre d'anciennes habitudes de voisinage, on ne peut plus guère croiser l'ombre d'un homme portant machette sans retrouver cette terreur qui tient des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants pendant trente ans "entre ses griffes". A l'humanité des gestes des pasteurs, de la mère portant quelques misérables racines à ses enfants, s'oppose une atrocité sans nom -ou plutôt riche de trop de noms, celui de la faim, de la peur, de la mort- , dépeinte à travers le silence. C'est l'image de l'ombre vorace, d'une bestialité brute et impalpable, du vide -la hutte en ruines de retour au pays natal, la toque de fourure du président zaïrois à qui les Burundis livrent en pâture une jeune Rwandaise- qui donne à ces pages leur touffeur et leur densité, ourle l'angoisse enfantine d'ombres terrifiantes en lisière des forêts. La violence est partout, dans les mains de l'Iguifou qui "avait fait dans mon ventre un trou vertigineux", dans l'impossibilité même de crier qui s'empare de la narratrice de ces nouvelles et place sa voix dans une lueur incertaine, celle du témoignage des douleurs enfouies et de la terreur, celle d'un espoir, pourtant, qui se refuse à se taire, et jamais celle du hurlement d'horreur qu'on pourrait attendre d'un tel sujet. Devenue "Gardien des Morts" selon les paroles du gardien de l'église qui l'accueille dans la dernière nouvelle, elle ne peut plus avoir peur de rien, et la sérénité qui habite ses textes est d'autant plus impressionnante, empreinte de la "force" de ces morts qui habitent à tout moment l'auteur.


"Tu es allée au bout de ton pélerinage, il n'a pas d'issue. Ce n'est pas sur les tombes ou près des ossements ou dans la fosse des latrines que tu retrouveras tes Morts. Ce n'est pas là qu'ils t'attendent, ils sont en toi. Ils ne survivent qu'en toi, tu ne survis que par eux. Mais c'est en eux désormais que tu puiseras ta force, tu n'as plus d'autre choix, et cette force-là, personne ne pourra te l'enlever, elle te rendra capable de faire ce qu'aujourd'hui il t'est impossible de prévoir. La mort des nôtres, et nous n'y pouvons rien, nous a nourris, non pas de rancoeur, non pas de haine, mais d'une énergie que rien ne pourra briser."

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