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Dans la forêt obscure

28 Mai 2014, 16:37pm

Dans la forêt obscure

Pourquoi je n'écrirai pas de critique sur Le Ciel des chevaux de Dominique Mainard


Je ne peux pas le faire parce que je manque cruellement de distance. Je serais capable d'en mettre, à grands renforts de stylistique et d'analyse structurelle de l'oeuvre, j'ai appris à jouer le jeu, mais je ne le souhaite pas. Ecrire sur ce livre, ce serait au choix, livrer au pauvre lecteur morfondu ma propre intimité, à travers une lecture incommunicable dont il n'a que faire, ou trahir ma lecture de premier degré, celle qui fait pleurer en moi à chaudes larmes la midinette éternelle. Il y a trop des émotions de l'enfance, et de blessures jamais raccomodées dans ce roman, pour le considérer froidement. C'est peut-être l'un des plus beaux que j'aie pu lire récemment sur la folie et sur l'enfance, ou plutôt sur la naissance dans les tendres racines de l'enfance de la folie à fleur de peau qui ne demande qu'à ressurgir dans les nuits d'angoisse. Mais lisez-le vous-même. Pour une fois, je ne veux pas parler du lyrisme, de la nature, des relations entre les personnages et de la poésie à chaque page, je ne veux pas parler de tout ce qui se passe entre ces quatre-cent pages ardentes et lancinantes, je ne veux pas éventer le secret, débrouillez-vous avec ce livre. Il m'a fait trop de peine.


Mais si je n'écrirai pas précisément sur ce roman, je veux réfléchir sur le rapport qu'il impose à la lecture. A la première personne, non pas celle de l'étalage narcissique -du moins, je l'espère- mais de l'honnêteté intellectuelle. Moi, lectrice singulière d'une oeuvre que je n'arrive pas à encaisser, je livre mes réflexions sur ce que ce livre a ébranlé en moi.


Il me semble que la critique réside dans le partage. J'ai aimé un livre, je voudrais que d'autres gens le lisent et communient dans le même plaisir que celui que j'ai ressenti sa lecture. Pour cela, je vais tenter de donner des pistes de lecture, si possible à peu près pertinentes, pour accompagner cette lecture. On peut aimer très fort un livre, s'y attacher avec une émotion authentique, et pouvoir effectuer cette mise à distance pour communiquer à d'autres un peu de cet émoi. L'arsenal de l'analyse est celui de la pudeur et des conditions de la communciabilité. On se parle entre lecteurs doués d'une sensibilité commune et d'un solide sens des réalités. Il y a quelque chose de l'ordre de la démonstration dans la critique: on argumente, on s'appuie sur des procédés qui visent à montrer non seulement qu'on a bien compris un livre, mais surtout qu'il est réussi -ou pas, mais c'est un autre débat.


Mais il y a des émotions de lecture qu'on ne peut partager, parce qu'on sent qu'elles dépassent l'objet du livre. Un peu comme en psychanalyse: si je pleure à chaudes larmes en évoquant un cadeau de Noël qui m'aurait déçue à six ans, ce n'est pas parce que je suis encore triste de ne pas avoir reçu le bateau de pirates Playmobils dont je rêvais. C'est que je me suis soudain remise à éprouver des émotions d'enfant violentes, dont l'analyse me permettra de mieux comprendre quelque chose. Si j'ai frôlé le délire complet en refermant les dernières pages du Ciel des chevaux, sanglotant comme la petite fille privée de ses frères et soeurs que j'ai pu être, ce n'est pas parce que Dominique Mainard me parle, à moi, de ce que j'ai pu ressentir petite. Je ne suis pas Hélène, mon histoire n'a rien à voir avec celle de l'héroïne du roman, je n'ai pas assassiné mon père, et je le sais parfaitement. Même si les frontières sont chez moi parfois ténues entre le réel et l'imagination, même si je me tiens à la lisière de la folie bien accrochée aux fenêtres pour ne pas tomber, au fond je sais bien que "la littérature n'est pas la vraie vie". On me l'a assez seriné quand on me voyait divaguer. L'identification est pourtant un moteur profond d'émotion, et je ne prétends pas en être détachée, au contraire. Mais tant que je n'ai pas fait tout le travail d'analyse qui consiste à comprendre pourquoi, moi, adulte, je suis tellement affectée, bouleversée, par la lecture de l'histoire d'Hélène (au-delà des procédés d'écriture de l'auteur, que je peux analyser mais qui ne m'apprendront rien sur ma propre lecture), je ne peux pas en parler comme si de rien n'était, il y aurait quelque chose de profondément malhonnête, froid, détestable, à éviter le sujet.


Je ne peux ni l'éviter ni l'aborder franchement.


N'est-ce pas là justement le principe de la fiction? Mettre à distance l'indicible par le biais d'une fable aux sens multiples?


Et dans ce cas, la fiction ne serait-elle pas le reflet exact de la lecture? Dès lors qu'on écrit de la critique, se pose nécessairement je crois la question du rapport de son propre texte à la fiction. Une lecture assidue, obsessionnelle et fascinée de Borges m'empêche pour ma part de trancher, entre ce qu'on appelle communément le discours critique, qui serait un discours de la raison, tendant à l'universel, s'adressant à un lectorat anonyme et raisonnable, et la fiction, qui serait pure invention parlant à l'imaginaire, aux émotions, facilitant l'évasion. Comme si la réflexion abstraite n'était pas un jeu de l'imagination. Pour tout dire, je toruve la distinction aussi vaine qu'idiote. Tout est discours sur la réalité, réalité d'un livre ou réalité d'un imaginaire, ne diverge que le regard. Même les physiciens s'accordent à dire qu'ils ne rpétendent plus guère connaître le réel, mais construire un discours cohérent sur le réel tel qu'ils l'appréhendent, humblement. Comment dans ce cas peut-on prétendre distinguer le discours impersonnel et savant de la critique du discours de la fiction, auquel tout serait permis au nom de l'imaginaire? comment peut-on nier l'immense et féconde part de la subjectivité dans le compte-rendu d'une lecture? en quoi cette critique n'engendre-t-elle pas une autre fiction?


Si je ne peux pas écrire sur Le Ciel des chevaux, c'est parce que pour moi le plaisir de sa lecture réside dans la capacité de son auteur à restituer et faire revivre cet indicible, et que je ne suis pas capable à mon tour d'en faire autant. La vraie question, c'est celle de la distance à soi et aux autres. Qu'est-ce qu'on est en mesure de faire partager, de communiquer, sans empêtrer l'autre dans un magma d'émotions trop lourdes? Peut-on créer et donner du plaisir, permettre cette identification, quand on n'a pas encore retrouvé au fond des bois de la petite enfance le chemin de la maison? Peut-on écrire quelque chose, de l'ordre de la critique comme de la fiction, si l'on n'a pas effectué ce travail de mise à distance des émotions premières, et comment alors garder dans sa voix l'authenticité des émotions les plus intimes?


Toute la question est posée: écrire sans se livrer, c'est foutu. Et ce n'est pas la critique savante qui permettra d'échapper au dilemme, car elle n'est qu'un gros mensonge ou un exercice de style si on n'y livre pas, à travers l'éloge d'un livre, un peu ou beaucoup de soi. Reste à savoir à quel moment on est devenu assez grand pour ne pas se mettre en danger.


Pourquoi ce besoin irrépressible de ronger le mal jusqu'à l'os? Pourquoi chercher envers et contre tout sentiment raisonnable à dire ce qui ahcoppe, à creuser dans l'obscurité? Je veux comprendre -et peut-être aider d'autres lecteurs à comprendre, car ma porpre lecture se fait fiction d'une lecture, à laquelle d'autres peut-être s'identifieront.


Dans Le Ciel des Chevaux, la solitude engendre des monstres. Plus rien ne vient munir de garde-fous les délires de l'imagination. Comme dans certaines lectures, l'enfant devenue une jeune femme et une mère ne parvient plus à trouver ce qui distingue la réalité du fantasme, l'autre de sa projection. Dominique Mainard écrit précisément sur le traumatisme, l'oubli, l'imagination maladive qui permet de supporter l'existence. Les rapports compliqués entre le vécu de l'enfance, la réalité communément partagée et le délire. Il est donc assez naturel qu'un esprit troublé ressorte profondément ébranlé de ce récit des abysses, toujours au coeur de l'humanité et de son infini besoin de tendresse, et sa violence. Le livre nous fait entrer dans la forêt au fond d'un parc oublié, et nous plonge dans les peurs primaires, les affections dévorantes, l'abandon. Tout griffe dans ce récit, comme les ronces sur les jambes d'Hélène, comme les ongles plantés de la Bête qui sommeille. Le récit est habité par des réminiscences de contes, contes d'enfants perdus dans la forêt, Petit Chaperon Rouge ou Petit Poucet à la merci de l'ogre, un peu comme dans Le Rire de l'Ogre de Pierre Péju, qui plonge le lecteur dans les peurs les plus vieilles de l'humanité et de l'enfance.


On y vient tout doucement. Il y a des contes que je ne peux pas dire sans fondre en larmes. Grande sentimentale que je suis. J'ai beau savoir pourquoi ils me font tellement mal, et j'ai beau être capable d'analyser avec plein de science les éléments structurels de ces contes, la charge symbolique tapie derrière chaque expression, peut-être même me livrer à des spéculations anthropologiques de haut vol pour le plaisir, rien ne saurait les mettre à la juste distance. Ni en rendre compte avec la profondeur qu'ils méritent. Ni expliquer pourquoi ils sont si douloureux parfois. Car ils livrent à la compréhension du lecteur, quel que soit son âge et sa culture, une ouverture comme un puits sur la manière dont il s'est construit, sur les mythes qui l'ont érigé en adulte branlant, sur les affres de son histoire personnelle et familiale. Tout le monde n'est pas de taille à se pencher au-dessus du bassin pour y voir le reflet de sa propre âme grise. Et c'est exactement ce qui se passe dans le roman de Dominique Mainard. L'auteur nous donne à voir ce qu'on aurait pu devenir si la raison n'avait pas tenu le coup, elle nous plonge dans l'image du monstre souffrant qui nous habite, elle nous met face à nos propres traumatismes pour nous forcer à nous interroger sur la manière dont, finalement, on s'est construit vaguement pour rester vivant.


Je ne sais pas si mon article confus donnera envie de lire Le Ciel des Chevaux. J'ai essayé d'être fidèle, peut-être pas au roman, mais au moins à ma propre lecture, torturée et délectable. Je suis restée à la lisière pour ne pas m'enfoncer dans la folie à mon tour. J'ai trop peur de perdre pied.

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