Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
lavisdeslivres.over-blog.com

Cent ans de solitude

29 Mai 2014, 09:54am

Cent ans de solitude

Salim Bachi, la Kahéna, éditions Barzakh, 2012 (Gallimard 2003)


La Kahéna est à la fois le nom de la demeure coloniale que se fait bâtir Louis Bergagna, maire et maître de Cyrtha, ville mythique d'Algérie où se déroulent plusieurs récits de Salim Bachi, et celui d'une guerrière berbère qui bouta hors du pays les envahisseurs: premier paradoxe, et non des moindres, à la naissance du roman et du mythe qu'il déploie. Le colon, symbole de l'asservissement barbare du pays, est berné par les "indigènes" qu'il méprise et qui lui suggèrent ce beau nom, don il affublera la redoutable maison.
Le roman ne raconte guère l'histoire du pays, mais s'engouffre en elle, dans ses mythes et ses blessures par différentes voix qui sondent le mystère et cherchent à en percer le sens. Si la maison, érigée dans les hauteurs de la ville coloniale, est un symbole de ces passages d'une tribu à une autre, d'un type de pouvoir sanglant à un autre, et des violences qui engendrent une nation, c'est par éclipses et par silences que se construit le mythe de la ville, du pays et de la famille.


I. Temporalités, circularité, malédictions


Pendant trois jours, Hamid Kaïm, l'héritier de la maison, raconte à son amante l'histoire de sa famille et de la ville. L'auditrice de ce récit est à son tour narratrice d'un autre récit, celui dun autre "retour d'Ulysse", lorsqu'elle évoque la vie d'Hamid Kaïm et de son père, porteur du même nom, à travers ses silences. A cette temporalité de la narration directe, orale, celle des contes et des Mille et une Nuits en particulier s'accrochent d'autres histoires, d'autres points de vue, d'autres narrateurs et d'autres époques. Les récits sont interrompus par la lecture par Hamid du journal de son père, plongeant le lecteur dédoublé, son fils et héritier et le lecteur anonyme du roman, dans un passé mythique et bucolique, celui de l'enfance en Kabylie dans une famille misérable auprès de deux soeurs aimées. Par un jeu de miroirs sans fin, Hamid rejoue avec son auditrice les trois jours et trois juits d'amour partagés quelques années plus tôt, au même endroit, avec la troublante Samira, qui disparaîtra soudain, comme happée par les miroirs de la grande demeure coloniale. Mais leurs amours clandestines, d'autant plus interdites que Samira, dix ans plus tôt, avait trahi les deux amis, sont observées par Ali Khan, l'ami d'enfance de Hamid, qui a rénové et entretenu la Kahéna en l'absence de ce dernier -et découvert, le premier, un certain nombre de ses secrets.


Révélations successives et récits entremêlés des voix du passé tissent un étrange tableau du siècle. D'abord, le journal de Louis Bergagna, le fondateur. Issu d'une famille maltaise débarquée au début du siècle sur les rives de l'Algérie, il acquière la nationalité française et la volonté inébranlable de régner. Il s'exile quelques années pour un périple absurde en Amazonie, à Cayenne et au Brésil, où il acquiert deux hommes de main sauvés du bagne, qui l'accompagneront dans la longue traversée de la forêt, puis au cours des décennies suivantes en Algérie. Lorsqu'il rentre au pays, il est riche et puissant, devient maire de la ville et fait bâtir la Kahéna d'où il siégera sans interruption jusqu'à la guerre d'Algérie, auprès de ses deux femmes, l'officielles, la Française Sophie, et l'autre, l'innommée et innommable, la honteuse indigène. de chacune d'elles il aura une fille. C'est dans le silence qui suit la filiation de ces deux héritières, l'Arabe et la Française, que se trouve bien sûr la clé de cette trahison toujours rejouée.


Autre père, autre filiation: le père de Hamid, passant de la misère à la conscience, torturé par les militaires, comme le sera son fils par les mêmes militaires portant un autre uniforme quelque trente ans plus tard. Le récit des origines et de l'enfance, le mariage de la soeur Attika, le viol par les militaires et le suicide de l'autre soeur, Roundja, tracent pour le père de Hamid un itinéraire tragique, qui ne manquera de se reproduire par les voies détournées de l'histoire; c'est dans la naissance du fils qu'il faut trouver les ferments de la malédiction familiale. L'histoire du pays apparaît ainsi comme celle d'une lutte fratricide et d'amours incestueuses. Le ver est dans le fruit, et l'histoire sanglante des dernières décennies n'est que l'éternelle répétition de cette histoire originelle: l'errance labyrinthique dans la forêt, l'amour absolu d'une soeur qu'on ne peut sauver du rapt des barbares.
L'eau qui ne cesse de couler dans la demeure, comme dans la rivière où la belle Attika lave son linge et plonge ses bras blancs avant le rapt fatal, cette eau issue des palais andalous et du plus profond de la civilisation méditerranéenne, fleuve d'Héraclite et fil du temps, rappelle la circularité de l'histoire dans ce passage:


p. 264: "Le clapotement incessant de l'eau s'écoulant de la plus petite vasque à la plus grande, pour se diluer dans le bassin en longs filaments, lui rappelait les vastes circulations marines évoquées par son père dans le journal qu'il gardait présent à l'esprit. La vie et la mort se confondaient, croyait-il, comme la lumière et l'eau, le passé et le présent, le père et le fils. Et la Kahéna accomplissait sous ses yeux, qui ne voyaient plus, éblouis par la lumière se déversant dans la cour, la grande métamorphose qui n'avait pas eu lieu pendant la colonisation: les temps se superposaient comme les différentes strates d'un sol, puis, au fil des ères, se contaminaient, s'épousaient pour ne plus former qu'un seul corps, unique et multiple, sujet aux variations, mais en équilibre perpétuel. Il entendait l'eau martelant le mirage; et les hommes de toutes les époques, vivants et morts, rejoignaient le même ensemble, malléable et infini, fruit d'un même songe, d'une même histoire épousant les flux et les reflux, ressassant les invasions et les exodes."


II. Réalisme magique


Le réalisme magique de Cent ans de solitude n'est pas très loin. La répétition des prénoms masculins et des destins, la faute originelle, incestueuse, qui marque l'entrée dans l'histoire de la lignée et se rejoue jusqu'à la fin de l'histoire, l'irrémédiable solitude de ses héros et la fantasmagorie des lieux, de la forêt amazonienne à la vaste demeure où d'étranges objets se dupliquent à l'infini dans les vastes miroirs, mise en abyme enfin de la lecture à travers le jeu des manuscrits retrouvés et doublement énoncés, tous ces éléments de comparaison contribuent à l'enchantement légèrement vénéneux de la Kahéna, la maison comme l'oeuvre tout entière dont la première n'est qu'un reflet - et peut-être un mirage.


p. 120: "Quand les militaires commencèrent à réprimer les manifestations, Ali Khan en était au point où les récits des uns et des autres s'ordonnaient selon un plan presque parfait, à l'image d'un tableau synoptique, où les personnage,s loin d'être figés, se répondent par écho, créant une perspective inouïe.

Quelle histoire! pensait-il, à la fois admiratif et perplexe, sautant d'un manuscrit à l'autre, parcourant ainsi le siècle. Le plus merveilleux était que ces univers incomparables, inconciliables en apparence, compteraient parmi ses plus grandes joies de lecteur, mais de lecteur aux motivations troubles, maladives, puisqu'il ne s'agissait pas seulement de parcourir la vie de personnages inventés mais de piller celle d'hommes de chair et de sang qu'il était, à l'exemple de Hamid Kaïm, amené à fréquenter parfois."



Le passage de la fiction à la réalité, de l'être de papier à celui "de chair et de sang" contribue à ce mélange saisissant entre les strates d'histoires, et font de Ali Khan un double, non seulement de son ami Hamid, mais du lecteur lui-même, tâchant de saisir une certaine réalité au sein de ces fictions entremêlées.


La construction d'un univers imaginaire s'effectue en effet toujours en référence à une réalité, celle de la ville de Constantine par exemple, dont Cyrtha est une manifestation littéraire, dont la critique Ilaria Vitali souligne la proximité phonétique avec Sirte, l'île des Lotophages dans L'Odyssée, et Cythères, autre île des amours mythologiques. Le mélange de ces références crée lui-même un espace mythique, propre à Salim Bachi, dans lequel se dessine une certaine identité de l'espace algérien, tissé de ces influences diverses, aussi bien grecques que puniques, aussi bien kabyles que latines. La construction de l'espace romanesque où vit une famille elle-même métissée, "impure" selon les codes coloniaux, contribue à dessiner du pays réel une étrange cartographique, qui fait d'un Ulysse maltais et de son double Hamid Kaïm le patriarche à l'origine d'une lignée de conteurs mélancoliques plongés dans la violence du siècle.


Les doubles, Hamid père et fils, Ali et Hamid, l'auditrice mystérieuse d'Hamid et Samira, les deux filles, Hélène et Ourida, de Louis, le lecteur et l'auditeur, le conteur et l'auditeur qui échangent régulièrement leurs rôles, toutes ces figures de la répétition et de la confusion contribuent à plonger le lecteur (le vrai) dans le trouble propre à un certain type de fantastique. Pas de maladie du songe ou d'assomption d'une sainte comme dans le roman colombien; mais un lyrisme puissant, qui transforme les scènes les plus triviales - la mort d'un vieil homme, assassiné par son plus fidèle serviteur devenu membre actif de l'OAS alors qu'il a lui-même renoncé au colonialisme dont il était l'emblème vivant- en passages d'une poésie profonde:


p. 248: "Il vit une dernière fois la cime des arbres, les branches entrelacées, et le ciel entre les branches, encore les branches et toujours le ciel, si bleu, si pur, si immense. "C'est donc la mort, se dit-il en essayant de se relever, rien que ça." Mais ses forces le fuirent et il ne put bouger. Il parvint toutefois à tourner la tête et vit un moineau. L'oiseau picorait sans se soucier de rien, allant et venant sur la terre. Vif, alerte, il sautillait en retournant du bec des cailloux. Au bout de quelques instants, effrayé, il disparut, aspiré par le néant."


Certains objets, comme dans le roman de Garcia Marquez, contribuent à cet enchantement mystérieux de la réalité, par leur portée réaliste et symbolique. Le journal de Louis Bergagna et les actes de naissance de ses deux filles, grâce auxquels on finit par comprendre le lien qui unit Hamid à Samira, est dissimulé sous le socle d'un aigle empaillé, miteux, belle métaphore de la menace qui plane sans cesse sur les personnages et de l'ancien pouvoir colonial qui a fini de dominer la maison et la ville. C'est dans cette magie "ordinaire" du quotidien et ses images que le roman trouve sa force évocatoire, et non seulement dans l'ampleur historique et l'effet de profondeur labyrinthique induite par la multiplication des voix et des strates construisant -ou détruisant- le mythe familial et national.


III. Lyrisme et sensualité


En effet, la beauté du récit réside non seulement dans le sentiment de perte irréparable des personnages, leur solitude comme une malédiction familiale qui pèserait sur chacun des habitants de cette maison -et de ce pays que l'auteur érige en citadelle éternellement prise et ravie entre des mains étrangères, résistant à l'assaut des vagues et renforçant encore sa beauté tragique dans la ruine qui peu à peu s'empare de ses pierres. La beauté réside dans ce mélange de splendeur historique, parfois épique - l'évocation des Beni Djer, la tribu qui vivait jadis à Cythra et revient régulièrmeent fouler les terres perdues, y contribue largement- et de lyrisme intime, notamment à travers les pages du journal du père. Au point de vue de l'histoire qui compile les massacres de masse successifs, les tortures et les déprédations, se mêle la voix de l'intériorité, celle qui raconte les souvenirs de l'enfance et les rêveries d'un petit garçon dans les hautes montagnes kabyles, comme dans l'avant-histoire, l'Eden en somme:


p. 174: "Depuis ils se côtoyaient chaque nuit, sans jamais s'approcher ni se connaître pour autant. Parfois il se levait la nuit en hurlant -les rats- et sa femme le regardait sans comprendre, effrayée, la main tremblante sur la couverture de laine grise, puis il se calmait, se rendormait, elle le suivait dans son sommeil. Nous couchions à même le sol en terre battue, sur de fins matelas d'étoupe, frère et soeurs confondues, la même chair le même sang, et,
comprends-tu je ne veux pas les laisser m'enlever je ne veux pas vivre comme eux sans jamais savoir pourquoi nos sangs se mêlèrent
oui sans doute je t'emmènerai avec moi vers la ville Cyrtha tu m'entends
on dit qu'elle n'existe pas sinon dans les contes et les rêves des enfants dans les chants
comme Attika avant la chute
comme Attika avant la chute, ai-je répété en lui tenant la main et elle embrassait la mienne et je lui ai demandé d'arrêter
pourquoi
je ne voulais pas qu'ils nous surprennent ainsi
mon frère unique mon seul
ses yeux regardaient le ciel étrange supplique pendant qu'à nos pieds courait la rivière
celle où Attika notre soeur
celle qui la vit chanter
souffle noir, entre les chuchotements, les rir
es et les remontrances du père - les rats- la fragilité de ma mère[...]"


L'aveu entrecoupé d'images violentes -les rats- marque l'alliance de "la chair et du sang" dans tout le roman, celui du coït et du meurtre, come s'ils n'étaient que les deux faces du même acte initial, fondateur, celui qui fixe Bergagna sur le sol de Cyrtha, celui par lequel il engendre Ourida, qui deviendra la mère de Hamid, celui par lequel "par le fer et par le feu" il conquiert la ville et rase la Casbah, l'ancienne ville turque au profit d'un plan à l'européenne. Marquer par la même violence et le même désir augural la parenté du sexe et de la violence, la naissance sanglante d'un peuple par le viol de ses femmes et l'assassinat de ses hommes, n'a rien de réveolutionnaire. Mais dans les lignes de Salim Bachi, ce qui frappe à mon sens le lecteur tient au mélange d'initimité amoureuse, douloureuse, honteuse, et de silence entrecoupé par la parole d'un témoin d'un regard extérieur à la scène, qui en reconstitue le sens.
C'est ce regard de "l'autre", toujours, alors même que se joue une scène intime et tragique (les amours de Samira et de Hamid, frère et soeur innocents, observés dans l'ombre de sa voiture par Ali) qui renforce le trouble et le scandale dans le roman, comme si l'innocence première, celle du journal du père, était nécessairement déjà pervertie par ce regard extérieur, celui de l'Histoire peut-être, comme une conscience qui pèse sur les personnages. Ironique, à l'image de cette Kahéna, reine berbère qui prête son nom à la vaste demeure coloniale pendant près d'un demi-siècle avant de prendre sur Bergagna sa revanche.


La Kahéna, deuxième roman de Salim Bachi, marque avec éclat l'émergence depuis une dizaine d'années d'une nouvelle générations d'auteurs en Algérie, qui s'interroge sur l'histoire du pays et ses mythes, cherchant dans l'écriture une manière de rendre compte de cette réalité mouvante, complexe et ambiguë, d'un pays qui peine encore à trouver son identité: entre les mythes de l'identité arabo-musulmane et les ravages de trois siècles d'invasions et de colonisation successives, avec le sentiment d'aliénation qu'ils peuvent créer durablement dans un peuple, les auteurs algériens, en particulier en choisissant la langue française, réfléchissent à l'écriture de l'histoire et ses enjeux dans un pays encore en construction, qui n'est peut-être plus qu'une ancienne demeure seigneuriale en surplomb des hautes collines qui bordent la mer, mais secouée par les clameurs de la ville en bas, qui l'ancrent dans l'histoire réelle et la nécessité de s'y jeter à bras le corps.

à lire aussi, l'article d'Ilari Vitali: http://www.publifarum.farum.it/ezine_articles.php?art_id=61

Commenter cet article