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Spirales et ronds de fumée

16 Septembre 2016, 08:56am

Publié par Claire Mazaleyrat

Spirales et ronds de fumée

Alan Pauls, Le Passé, traduit de l’espagnol (Argentine) par André Gabastou, Christian Bourgeois éditeur, 2003

Le roman s’ouvre sur une irruption, celle du « passé » qu’incarne avec une permanence elle-même paradoxale, Sofía, l’ex de Rímini, dans la nouvelle vie de ce dernier : il sort de la douche, dans une tenue tout à fait ridicule, quand il reçoit une lettre chargée d’une photo, et s’efforce de cacher toute trace de l’événement à sa nouvelle compagne Vera, maladivement jalouse. Les douze ans d’amour qui ont uni Sofía et Rímini sont donc d’ores et déjà un « passé », qui ne sera évoqué que par bribes, parenthèses plus ou moins interminables, rappels. Il n’est pas commun que la passion d’une vie soit un événement révolu quand s’ouvre un roman, tant on est habitué à ce que la passion romanesque soit elle-même la matière romanesque par excellence. Plus curieux encore, Rímini[1] n’éprouve guère de nostalgie, et si Pauls apparaît comme un héritier fidèle de Proust, ce n’est pas la longue guérison d’un malade d’amour qu’évoque cette réminiscence d’Albertine disparue, ni la dépression d’un héros en plein divorce comme Tomatis, personnage de L’Ineffaçable de Saer[2], mais la tentative de vivre le présent et l’impossibilité à s’extirper du passé qui le constitue, comme s’il était la matière même de l’individu qu’il a modelé par l’expérience vécue.

Le livre du rire et de l’oubli

Ce qui frappe en effet, et quelques commentaires de lecteurs sur la toile reflètent assez bien cette déception, c’est l’inconsistance d’un héros porté au gré des événements et des rencontres, qui semble un jouet aux mains de la Fortune, ou de l’Erinye Sofía, auréolée d’une crinière blonde, qui vient par épisodes tragi-comiques ressurgir et exiger de persister vaille que vaille dans cette conscience distraite. Le corollaire de ces retours au passé, ou de l’impossibilité de s’en défaire, réside en effet dans l’amnésie linguistique qui affecte le talentueux traducteur Rímini, symptôme de tout ce qui échappe, et se perd, de l’essai infructueux de se dissoudre dans le néant. A cette tentation du vide et de l’oubli, se heurte désespérément la volonté tenace de Sofía poursuivant son grand amour en incarnant à elle seule le mythe d’Adèle H., dont elle fera le modèle de sa fondation des « femmes qui aiment trop ». Le mélange de scènes burlesques et de mélancolie tenace qui imprègne le récit d’un amour éteint et de l’impossibilité de « renaître », de la perte de l’innocence, en somme, contribue à l’impression d’éloignement, d’absence qui caractérise parfois Rímini, en fait l’ombre de sa propre personne, mue par des phénomènes en grande partie étrangers à sa volonté : la jalousie de Vera, la colère de Carmen, les tentatives prédatrices désespérées de Sofía. C’est cette même distance au monde, caractéristique de la difficulté à vivre un présent qui peut-être n’existe pas du tout, qui donne lieu à cette esthétique du détour qui perd en ses méandres le lecteur trop pressé : abondance de détails dans des phrases sinueuses, surinterprétation psychologique du moindre détail de la perception, discours sur l’art et ecphrasis multiples, digressions et récits enchâssés, qui ouvrent le récit sur l’infini du réel et des possibilités ratées, et isolent plus encore cet individu esseulé et malléable qu’est notre pauvre héros. Sa prise en main efficace par un coach sportif est drôle parce qu’en décalage complet, une fois de plus, avec le ton attendu de cette belle histoire d’amour, et marque en même temps ce que ce héros porte en lui de dérisoire, à la fois absurde, tenace, insignifiant.

Les détails, objets et imperfections physiques, abondent dans ce récit construit sur des descriptions interminables, comme si le regard cessait d’établir l’ordre du monde en s’arrêtant sur des points fixes, et tentait à partir d’eux de saisir l’unité et la cohérence d’un monde en pleine révolution chaotique. En effet, les objets marqueurs de permanence, comme les photos, vieillissent aussi, et dans cette tension entre le continu et le discontinu, tous les repères sont brouillés, comme ceux qui hiérarchisent habituellement le regard qu’on porte sur le monde. Le récit interminable des pérégrinations d’un tableau de Riltse sont soudain plus importantes –avec force rebondissements romanesques- que celle de nos héros, livrés à eux-mêmes et plantés en plein récit. Le temps saute parfois plusieurs années, les indications temporelles sont du reste très floues (à l’exclusion des « douze ans » d’amour, et de quelques dates qui fixent cet « âge d’or » de leur passion). Noyé dans des détails et envahi par la profusion du réel, Rímini est parfois semblable à l’hypermnésique de Borges, Funès, contraint de s’enfermer dans une pièce sombre tant les souvenirs envahissent sa perception du présent : toute sa vie n’est que la tentative désespérée de fuir ce passé et de reconquérir une certaine liberté, de se laisser dériver pour n’avoir plus à incarner un homme conforme à la perception qu’en a Sofía.

Spirales

Le parcours erratique du récit et de ses personnages, qui semblent dériver par mouvements browniens successifs et se heurtent dans des situation dramatiques et sinistrement drôles illustre cette vision du temps comme une infinie spirale qui enroule en ses volutes les individus et ne répète jamais exactement la même scène. La répétition de certains motifs renforce cette impression d’éternel retour, avec des variations qui montrent d’autant mieux, paradoxalement, le passage du temps. Comme Horacio et la Maga, héros de Cortázar, se rencontrent au hasard des dédales des rues parisiennes, à travers un plan plus amoureux que topographiques, les rencontres qui surgissent entre Sofía et Rímini allient l’aléatoire à la volonté tenace de la jeune femme de ne pas disparaître, comme le fait la Maga devenant son propre fantôme dans le miroir qu’est Talita aux yeux d’Horacio. Les rencontres cycliques sont pourtant ponctuées par les effets du temps sur les personnages : la dégradation physique les affecte, comme la transformation des cheveux de Sofía, devenus subitement gris, au moment même où Rímini lui revient enfin. L’une de ces rencontres éminemment dramatique a lieu alors que Rímini effectue machinalement des ronds de fumée avec une cigarette qu’il avait arrêtée depuis plus d’un an, pour amuser son fils. Cette circularité liée avec l’éphémère par excellence qu’est la fumée de tabac contribue à donner du temps cette image de fragilité quelque peu nébuleuse, chargée de noirs pressentiments.

L’impression que le monde a alors effectué une « révolution » apparaît comme une profonde réflexion sur le passage du temps : alors que l’univers du héros avait littéralement explosé avec sa séparation d’avec Sofía, comme si toute la réalité se trouvait morcelée, les personnages secondaires effacés, les meubles et les lieux relégués dans un autre monde, il est déconcerté par la facilité avec laquelle tout « revient dans l’ordre », grâce à la force de cohésion, le liant qu’a su conserver Sofía :

p. 611 : « Parce qu’il était évident que soit la planète n’avait absolument pas explosé et que c’était Rímini, en revanche, qui s’en était tout simplement exclu, lui seul, ce qui, par ailleurs, expliquait que, maintenant, à son retour, il retrouvait tout comme avant, soit elle avait, en effet, explosé, mais les débris, après avoir erré un certain temps, avaient fini par se retrouver, recomposer la planète initiale et se ressouder, et seule la lenteur de Rímini, qui, après tout, de tous les débris, était peut-être, au fond, celui qui était arrivé le moins loin, avait permis que, à son retour, toutes les failles de la planète soient déjà cicatrisées. »

L’individu apparaît à la fois comme extérieur au monde et profondément ancré dans un réel inexplicable, incohérent, et pourtant objet d’une attention presque maladive, ou pour mieux dire, d’une traduction obsessionnelle, d’une interprétation constante. Ce décalage entre l’individu et le réel donne l’impression de son étrangeté au monde et surtout de la coexistence d’univers parallèles, qui égarent un peu plus encore l’individu dans la courte échéance qu’il lui est donné de vivre. Le roman, à travers les méandres du passé et de la mémoire, explore en effet la liberté infinie, terrifiante, qui est échue à l’homme moderne, propulsé dans une histoire à laquelle il est si difficile de donner un sens, une cohérence par ses seules forces.

Le prurit de la mémoire

L’attention aux détails et aux infimes marques du temps sur les corps se porte en particulier sur la peau, comme symptôme des transformations, mais aussi comme mince frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Les très longues analyses de la biographie et des œuvres de Riltse témoignent non seulement des affres de la création, mais aussi de ce questionnement sur l’intériorité qui assurerait la cohérence de l’individu, mise en charpie par les confrontations avec le monde : la peau apparaît alors comme le champ de bataille de ces forces en tension, cohérence et continuité d’une part, dissolution et atteintes physiologiques de l’extérieur sur le moi d’autre part. la narration explore une période cruciale de la création de Riltse, quand il s’automutile pour poser sur la toile, faire « objets », des maladies de peau, puis des maladies organiques (suscitant alors un trafic d’organes sordide), laissant alors transparaître le corps morcelé sur une toile qui l’expose et le fait autre. Si la démarche artistique peut faire sourire tant elle semble plus proche de la provocation de l’artiste que de la recherche esthétique, cette obsession des maladies de la peau comme symptôme du rapport du moi au monde est richement traitée dans le roman. Sofía rentre du Chili moralement exténuée, en pleine rupture avec Rímini, et son herpès envahit une immense partie de son vidage, jusqu’à la défigurer, ce qui marque la perte de l’identité d’un visage familier sous l’effet de « l’explosion de la planète » que constituait jusqu’alors son couple installé. C’est une minuscule cicatrice sur l’épaule bronzée de Carmen qui la rend soudain profondément séduisante aux yeux de son collègue, car cette infime blancheur sur sa peau révèle à la fois la marque du temps (le vaccin de l’enfant), la possibilité d’une rupture dans l’ordre habituel du monde, l’irruption de la chair sous la peau, de l’organe, bref l’affleurement du dedans. Or c’est précisément ce qui plus que tout séduit Rímini, l’image d’une femme au bord de l’effondrement, le négligé qui laisse entrevoir une vérité plus profonde que l’apparence de la peau lisse ou maquillée.

Le corps occupe une place essentielle dans ce rapport problématique au monde et à soi-même que raconte le Passé : il est à la fois le symptôme de ce temps qui passe à travers les transformations, la coupe des cheveux, l’apparition des rides, la mutilation, la maladie qui affecte Victor, le dernier ami d’enfance ; mais il est aussi le siège de cette tension entre soi et l’autre, entre l’intériorité et le regard objectif porté sur lui, entre ce qu’on garde de plus occulte et ce qu’on donne à voir. Le regard de Rímini est celui d’un voyeur, qui entrevoit l’intimité des femmes qui devrait rester cachée pour assure la dignité, vertu sociale par excellence : la fascination de l’enfant pour le rond blanc de la chemise de nuit de l’institutrice sous sa jupe, signe de négligence et aperçu sur un autre monde que celui de la représentation sociale, donne à lire l’amour comme irruption de l’intérieur sur l’extérieur de la scène, à l’instar de ces apparitions de Sofía dans l’altérité absolue du « nouveau monde » de Rímini. Cette figure amoureuse est donc intimement liée au souvenir, et explique les dernières pages du roman, cette révélation tellement espérée des amoureuses du cercle de Sofía, selon laquelle on ne se quitte jamais, l’amour ne disparaît jamais, on peut s’éloigner mais on ne se perd pas réellement, tout retour est toujours possible, et l’enferment auquel a cru échapper Rímini n’est pas prison mais « retour », simple évidence. L’amour comme le passé sont des cercles concentriques rôdant autour de l’objet qui voudrait y échapper, et ces anneaux qui l’enlacent semblent lui révéler son identité véritable : la permanence du désir, la permanence de l’angoisse, le flux de sang qui continue doucement de couler sur la peau et mêle enfin le travail des corps réconciliés dans la construction d’un présent qui leur échappe.

[1] Cet étrange prénom, que les autres ont tant de mal à retenir sans écorcher dans le roman, est le signe de cette tension qui parcourt tout le récit, entre la « réminiscence » qui marque l’empreinte du passé sur le présent, et l’inconsistance d’un prénom qui s’oublie si vite, d’un prénom presque anecdotique.

[2] Voir les premières lignes de L’Ineffaçable, qui est aussi un roman sur la mémoire et l’oubli, l’impossibilité de quitter le passé sans que se pose la question de sa propre identité : « Il s’est écoulé, comme je le disais il y a un moment, vingt ans : le soir tombe. Jour après jour, heure après heure, seconde après seconde, depuis que, d’entre ses lèvres ensanglantées, elle m’a expulsé, inachevé, vers l’extérieur, cela n’arrête pas, le grand flux sans nom, continu et discontinu à la fois, sans forme et sans direction – on peut l’appeler comme on veut, c’est du pareil au même- dans lequel je me retrouve maintenant, sous les enseignes lumineuses qui flottent, vertes, jaunes, bleues, rouges, violettes, irisant la pénombre, là-haut, au-dessus de la rue, dans le crépuscule de l’hiver. »

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