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L'histoire d'un lac

23 Décembre 2017, 16:46pm

Publié par Claire Mazaleyrat

Roman sur la mémoire et l’exil intérieur, sur l’impossibilité d’habiter le présent, Bariloche entremêle deux récits : celui d’un éboueur de Buenos Aires, de son amitié douteuse avec son collègue le Negro et de sa liaison avec la femme de ce dernier, de ses errances aux petites heures de la nuit dans les cafés de la ville, et celui de l’adolescence à Bariloche, de l’amour fou qui le lie à la nature et au « spectre d’une silhouette magnifique et obsédante[…] à travers les champs d’amancay menacés d’orage », jusqu’au drame familial qui l’amène dans la ville grise et jonchée d’ordures, si loin de sa terre natale, au bord du lac Nahuel Huapi, qu’il faut compter trente-six heures de train pour y parvenir. Le roman est peuplé de figures fantomatiques, comme le héros, personnage platense s’il en est, comme absent à lui-même et à la passion de Verónica, la femme du Negro qui espère tellement trouver en lui la possibilité d’une autre vie. Refaisant inlassablement le parcours de la benne à ordures dans les rues du centre-ville, il y rencontre d’autres âmes perdues qui semblent attendre la mort, comme le Bout d’Homme qui vend des journaux et disparaît un jour, comme le clochard pour lequel il se prend d’une affection étrange, avant d’être trahi : « définitivement étranger aux déboires des innombrables conducteurs, commerçants, mendiants, policiers, prostituées, écoliers ». Demetrio traîne sa mélancolie de son appartement vide aux paysages du sud qu’il reconstitue jusqu’à l’obsession en faisant des puzzles. C’est à travers ces petits morceaux de ciel bleu, d’eau et de fumée que se reconstitue lentement la mémoire des jours heureux au bord du lac Nahuel Huapi, d’une prime adolescence presque édénique, marquée par la liberté et la beauté des amancay. A cette fulgurante beauté du lieu natal s’oppose une réalité brutale, cauchemardesque : celle d’un ramasseur des ordures et débris du présent, qui s’accumule en une « montagne en putréfaction, que l’on distinguait à peine dans le noir », juste revers de celles qui se dressent derrière le lac.

p. 57 : « L’amancay est parsemé d’éclaboussures couleur de blé. On distingue mieux le ciel ancien où pointe l’araucaria dont le tronc est zébré de clairs-obscurs. L’étrange agitation des nuages arrive du côté de la berge, à gauche, menaçant les clairières bleues. »

Mais ce paysage obsédant, arrière-fond du récit du passé, n’a acquis cette sérénité merveilleuse qu’à l’issue d’une transformation patiente : c’est la construction du dernier puzzle, de cinq cents pièces apparemment semblables et dont aucune n’est identique, qui fait l’objet de ces courts chapitres qui intercalent des visions lumineuses de ces « Alpes argentines » dans le récit. Comme si cette splendeur de la nature et de la jeunesse n’était plus accessible qu’à travers les images qui font écran, comme si leur reconstitution méticuleuse laissait apparaître la dimension fictive d’un souvenir qui est irrémédiablement brisé :

p. 154 : « Il les a toutes essayées : aucune pièce ne s’insère entre les pics, aucune ne s’enfonce sous l’eau, ni ne veut rejoindre les nuages et la neige. »

Le puzzle, défectueux, est rendu au magasin, et l’homme incapable d’aller jusqu’au bout de son entreprise, comme s’il s’évaporait à son tour, gommé du paysage sans silhouette, comme s’il ne remarquait à travers ce puzzle impossible du passé que sa propre absence.

Le présent en revanche est toujours noyé dans une brume, une pluie grise, qui dilue les paysages urbains : le quadrillage des rues, le trajet jusqu’à la déchetterie où s’alignent les bennes et les camions, les lointaines banlieues où s’entassent les provinciaux dans des appartements étroits. L’indifférence aux autres et aux choses est à peine heurtée par des relations qui s’installent, et mettent Demetrio mal à son aise : Verónica, dont il ne peut se défaire tant le désir de son corps et la paresse de rompre l’attachent à elle, le Negro dont l’amitié ne semble pas pouvoir s’éroder en dépit de sa trahison, puis le clochard, qui disparaîtra après avoir volé leurs vêtements de travail dans la remise. Retournant à ses ombres, et son néant. A mesure que ce présent semble se déliter dans une absence de plus en plus profonde du personnage, l’image se reconstitue avec plus de netteté, et avec elle ses figurants : le père, emporté par la maladie, la mère, le frère fuyant le foyer et accusant Demetrio de ne pas s’être aussi révolté contre l’emprise parentale, alors qu’il en devient le seul support. L’exil dans les bas quartiers de la ville tentaculaire, le travail et la misère. Les valises sur les quais gris, la fatigue qui s’installe dans chacun des gestes, la crasse qui se matérialise ensuite dans ces tonnes d’ordures que l’homme porte chaque matin à leur achèvement.

p. 114 : « Cette nuit-là, ils ont fini par s’engueuler, c’était la dernière fois qu’on entendait des cris à la maison et la première où je me demandais sérieusement qui prenait soin de qui, est-ce qu’on était vraiment une famille ou est-ce que par hasard j’étais orphelin de parents orphelins, est-ce que dorénavant ma vie ne serait pas farcie de questions de merde comme celle-là. »

Le jeu d’inversion entre parents et enfants se poursuit par une inversion du passé et du présent, de l’image du puzzle et de la réalité, mais aussi du rêve. Le récit plonge en effet dans les méandres des rêves du héros, « poisseux » comme des draps, et l’on ne sait plus très bien si les images qui surgissent du récit sont celles d’un rêve qui reconstitue pièce après pièce une histoire passée ou si le rêve fait affleurer à la mémoire les effluves du passé. Les ellipses contribuent à ce brouillage, alors même que les scènes sont décrites avec une précision qui confondent le lecteur.

p. 173 : « Il portait un pull en laine noire, une écharpe grise autour de son cou non rasé. Il flottait dans son jan délavé. Ses bottes à la semelle amincie, défigurées par la patience, avaient perdu leur odeur de cuir. Demetrio sentait le contact de la rue à chaque pas ; ce soir-là, il s’était habillé avec soin. Il avait un sac à dos vert kaki comme on n’en vendait plus depuis longtemps. Il le portait sur une seule épaule, ce qui l’obligeait à marcher penché. Le sac tapait sur sa poche de jean, faisant tinter quelques pièces. »

La description de cette figure semble aussi émerger d’un tableau, ou de l’image d’un puzzle, tant la précision des détails rappelle celle avec laquelle le chalet, sur le bord du lac, avec chaque détail du toit, de l’herbe, des flots du lac et des montagnes rend l’image réelle. Ce procédé contribue donc à déréaliser l’histoire de Demetrio, et à noyer de brume son présent semé de crachats et de pluie fine, au moment même où le narrateur le décrit en partance pour son pays natal. De la même manière, la mélancolie se mêle à la dérision, et l’extrême beauté des descriptions avec des bribes de dialogues, ce qui contribue à la grâce de funambule de ce récit. Le veilleur de la décharge écoute toute la nuit de sanglotants tangos, et la femme du Negro lave les draps après le passage de son amant ; mais elle lui écrit aussi une lettre sincère et terrible, et ce qui frappe est l’humanité de ces personnages qui ne sombrent jamais dans la caricature malgré l’ironie du trait. Ce rapport à la fois d’une précision cruelle vis-à-vis de la ville et de ses personnages, et toujours rehaussé par une espèce de tendresse fulgurante, crée un récit sur le fil, entre l’acerbe acrimonie du raté, qui se demande « comment ce serait de vivre au milieu des déchets, d’en être un soi-même » et la splendeur de cet adolescent grandi trop vite, qui reste viscéralement attaché à la beauté des Andes et des eaux du lac. Ce qu’explore Neuman à travers cette histoire de « déracinement », c’est le rapport de l’homme à lui-même, sommé de grandir d’un coup dans un univers dénaturé, d’où toute beauté semble avoir disparu, et où pourtant d’autres êtres humains tentent de survivre, et s’aiment parfois avec maladresse et désespoir, et se trahissent et s’abandonnent. Il montre ici comment la fidélité à soi-même et au lieu natal qui constitue l’homme, contribue à interroger ce rapport au monde de l’homme moderne, exilé dans la ville et sommé de contribuer au cycle des « déchets » que la ville produit. La mémoire et la recherche de la beauté, la reconstitution méticuleuse d’un souvenir heureux qu’il est possible d’habiter réellement, apparaissent comme la possibilité, même vaine, de rester vivant dans un monde d’ombres.

 

 

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