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Montez de la mine, descendez des collines, camarades

5 Août 2015, 20:56pm

Publié par Claire Mazaleyrat

Montez de la mine, descendez des collines, camarades

Les Fleurs noires de Santa María, d’Hernán Rivera Letelier, traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg, éditions Métailié, 2004, 214 pages, 10 euros.

Montez de la mine, descendez des collines, camarades

« Il faut graver dans sa caboche tout ce qui s’est passé, le marquer au fer rouge dans sa mémoire ; plus tard, ces tyrans vont vouloir camoufler cet horrible massacre ; il faudra être là pour le raconter à nos enfants et aux enfants de nos enfants pour qu’à leur tour ils le transmettent aux nouvelles générations. Il faut le faire savoir au monde entier, camarade, dit l’homme, commotionné. » (p. 202)

Sous le présage funeste des deux vautours qui accompagnent de leur ombre et de leur tendresse Olegario Santana, mineur solitaire de San Lorenzo, commence et s’achève le récit d’une lutte sociale essentielle et de la répression féroce qui s’ensuivit dans les compagnies chiliennes du salpêtre, alors à leur apogée, en 1907.

Le récit est limpide comme l’évidence de sa fin dramatique. Olegario se joint à ses amis Domingo Dominguez, Jesus Pintor et le jeune Idilio Montaño, les amis se mettent en marche avec des centaines d’autres personnes vers Iquique, la capitale régionale, et dans le cortège ils marchent aux côtés de l’intrépide et valeureuse Gregoria Becerra et de ses enfants. A l’issue d’une marche effroyable dans le désert le plus aride du monde, qui verra mourir de jeunes enfants et naître des bébés, le cortège arrive à Iquique, où se tiendront les grévistes pendant une semaine. Hernán Rivera Letelier relate ici histoires d’amour et d’amitié nées de cette semaine de solidarité qui réunit les travailleurs dans des conditions de promiscuité aux airs de fête foraine, avec la participation des artistes d’un cirque en tournée et les promesses d’amour d’un amateur de cerf-volant, les beuveries clandestines de la « confédération », formée de deux compagnons bolivien et péruvien qui s’est adjoint au groupe, les émois du vieux cœur de « vautour » d’Olegario, le quotidien de ces pauvres gens menacés par des soldats de plus en plus nombreux et cantonnés dans la cour d’une école.

En parallèle de cette chronique de la grève vécue par des hommes et des femmes auxquels on s’attache indéfectiblement, comme si l’on partageait leur histoire et leur destin, la montée dramatique de la violence est montrée par l’assourdissant silence des responsables politiques aux revendications des mineurs, la campagne de désinformation organisée par les gringos dirigeant les compagnies du salpêtre, et l’arrivée de soldats de plus en plus nombreux dans la ville à mesure que les grévistes de toutes les compagnies du désert se joignent aux premiers dans une ambiance calme et bonne enfant. Ce que demandent les grévistes est pourtant dérisoire : être payés en pesos plutôt qu’en jetons internes à chaque mine, bénéficier dans les magasins d’approvisionnement tenus par les dirigeants même de la compagnie de balances pour cesser d’être bernés par les marchands, bénéficier dans les installations les plus dangereuses d’un dispositif minimal de sécurité, gagner des salaires décents. A ces revendications qui tombent sous le sens, le patronat répond par une rhétorique d’autant plus vicieuse qu’elle se pare des couleurs triomphantes de la patrie, à laquelle croient fermement les Chiliens grévistes : ce serait nuire à la nation que de d’exiger conditions de travail si extravagantes des compagnies salpêtrières, qui justement appartiennent essentiellement à des nord-américains, comme le relate le narrateur. Les événements se déroulent moins de trente ans après la fin du conflit qui a opposé le Pérou et la Bolivie confédérées au Chili pour ces zones riches en minerai du désert du nord. Les ouvriers en grève, avec la candeur qui les anime au long de ces pages, ont dans leur propre armée une foi que démentiront avec une brutalité tragique les ordres donnés par « le vainqueur d’Iquique », le général vainqueur de la bataille navale qui opposa le pays aux troupes étrangères : ce que ces ouvriers ne peuvent comprendre, c’est la manière dont leur propre pays refuse de les défendre contre les exactions des patrons, et s’en prend finalement physiquement à eux avec une telle violence. L’accueil enthousiasme des premières troupes avec fanfare par les ouvriers qui saluent en eux les héros de leur pays contribue à dénoncer la manière dont un pays a massacré son propre peuple sans miséricorde.

Tout le récit joue de l’opposition entre l’optimisme candide des ouvriers, qui se battent pour la justice et reproduisent dans les conditions difficiles d’Iquique la solidarité du désert, et la brutalité des autorités, qui parquent des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants dans des locaux insalubres, mentent, parquent les mineurs dans des wagons de marchandises sans protection dans les hauts défilés des Andes pour regagner leurs compagnies, et finissent par ouvrir le feu sur une foule incrédule, composée de gens pacifiques, femmes portant des bébés et hommes désarmés.

La mort des enfants, comme dans Germinal, où les mêmes soldats chargent la même foule innocente et exsangue après des semaines de grève, fait éclater toute l’émotion contenue dans les pages du récit :

p. 195 : « Le sang des premières dizaines de morts fauchés par la mitraille formait de rouges flaques fumantes avant d’être englouti par l’obscurité de la terre et imprégnait l’air d’une odeur épaisse et chaude. Convaincus maintenant d’assister à un carnage sans merci, les gens se sont mis à crier : « Hissez les drapeaux blancs, camarades! Hissez les drapeaux blancs, bordel ! » Et plusieurs dizaines de drapeaux, de mouchoirs, de blouses de travail, certaines déjà tachées de sang, se sont levées dans la foule, agités désespérément en signe de reddition. Mais, dans le fracas et la confusion du massacre, personne n’y a prêté attention et les mitrailleuses ont continué de vomir leur implacable feu mortifère. »

Ce terrible récit d’un massacre historique qui a fait des centaines de morts à Iquique semble dicté par la solidarité avec cette histoire nationale et populaire sanglante. L’usage fréquent du pronom « nous » associe le narrateur à ces mineurs en lutte, exaltés par la foi en un avenir plus radieux et incapables d’imaginer un instant le cynisme brutal de leurs gouvernants. Alors que cette scène apparaît comme une étape initiatique, pour le jeune Idilio, occupé sur la page à connaître sa première femme lors du massacre, pour Olegario, qui comprend brièvement le sens de sa vie en rencontrant Gregoria avant qu’elle ne meure sous ses yeux, elle l’est aussi pour un peuple entier, dont le narrateur se fait la voix, et qui comprend soudain à quel adversaire redoutable il aura affaire pendant plus d’un demi-siècle. En effet, nombreuses seront les luttes menées par ces mineurs du nord du pays, qui donneront son visage au Chili rouge, seront les premiers soutiens du candidat Salvador Allende dont l’une des premières mesures politiques sera la nationalisation des mines. Ils seront ces hommes sans visages chantés par Victor Jara. L’usage d’un prétérit que Bertille Hausberg traduit le plus souvent par le passé composé du témoignage, et de cette voix à la fois très artificielle, puisque à aucun moment le narrateur ne fait réellement partie du récit qu’il fait, et encore moins du petit groupe formé par les amis qu’il met en scène, et nécessaire à l’expression d’une communauté ouvrière qui transcende le temps, sont des procédés qui rendent d’autant plus vivante et émouvante cette chronique d’un massacre annoncé. C’est avant tout le récit d’une prise de conscience qui s’opère ici, celle d’appartenir à une classe ouvrière plus qu’à aucune autre « patrie », comme en témoigne l’implication des mineurs boliviens et péruviens qui refusent de partir et se font massacrer avec leurs compagnons chiliens et la trahison de l’armée, et d’un cruel décillement : la classe ouvrière, lâchée par les gouvernants du pays, seront désormais seuls à lutter contre les exploiteurs. A l’enthousiasme de la marche triomphale du peuple vers la justice, succèdera le décompte des morts et une apparente résignation dans le retour à la mine, qui cache en germe le ferment de la révolution.

p. 41 : « Nous marchions dans la foule, si pleins d’entrain, si débordants d’allégresse, qu’il nous semblait avoir emmené avec nous les kiosques à musique des petites places caillouteuses de nos villages salpêtriers, l’élément le plus gai de notre paysage. Et, quand le premier soleil du matin s’est levé derrière nos montagnes et a décoré nos fronts, tout en avançant sous son auspice et dans sa direction, nous nous sommes sentis beaux, nous nous sommes sentis grands. Bombant le torse, foulant le sable d’un pas léger, la souffrance et la fatigue semblaient nous rendre sublimement immortels. Quelqu’un nous a alors comparés au peuple élu marchant dans le désert à la recherche de la Terre promise. »

A cette marche épique d’ouvriers campés comme des demi-dieux en route vers la victoire, succède une débandade finale marquée, certes par l’échec, mais par le refus obstiné d’être doublement vaincu, part les armes et par l’oubli. Ce n’est plus au son tonitruant de la fanfare que s’effectue le retour aux mines, mais la solitude du vieil Olegario évoque celle d’Etienne Lantier et la germination à venir qui un jour fera fleurir tout le désert ; et c’est au son d’un vieux crincrin nostalgique et rebelle à toutes les tyrannies que l’on imagine la marche obstinée des survivants, à la manière des enfants qui survivent à don Plutarco et prennent son violon pour chanter le long des routes, dans le très beau film El Violín de Francisco Vargas : une petite chanson apparemment enfantine, chantée d’une voix grêle sur les routes, et qui rappelle les injustices passées pour faire lever les graines de la révolte.

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