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Correspondances

11 Juillet 2015, 06:58am

Publié par Claire Mazaleyrat

Correspondances

La littérature est un temple, où de vivants piliers…

Le roman de Bolaño, Eric Bonnargent et Gilles Marchand, les éditions du Sonneur, 2015

Merveilleuse lecture que ce roman épistolaire écrit à quatre mains en forme de double enquête au cœur des ténèbres : celles du cœur et des souvenirs, celle des livres et de la frontière poreuse qui sépare l’auteur de ses personnages, la réalité de la fiction, la création de l’infusion dans les œuvres des autres.

Un homme ayant perdu la mémoire lit par hasard un livre qu’un homme a oublié dans son taxi, trois ans plus tôt. Il y trouve l’adresse de l’un des personnages, et lui écrit. Le miracle se produit : le personnage lui répond. Et affirme n’avoir rien à voir avec ce roman, dont il ignore tout. Une longue correspondance commence alors entre les deux hommes, le premier cherchant à combler les vides de sa mémoire et à se réapproprier son histoire, le deuxième cherchant comment un auteur qu’il ne connait pas a pu en savoir tant sur sa propre histoire et faire de lui le personnage de nombreux récits. Car à travers les romans et nouvelles de l’auteur chilien, Abel Romero, son personnage, reprend le fil de sa destinée tragique et affronte son Minotaure dans le labyrinthe de la mémoire et de la fiction. De sa jeunesse dans les misérables cerros de Valparaiso à son engagement dans la police, de son emprisonnement aux séances de torture au début de la dictature, de son exil à sa rencontre avec sa femme Pilar à Paris, jusqu’à sa solitude dans un quartier de Barcelone, il revit les épisodes douloureux de sa propre existence à mesure qu’il cherche ses liens avec Bolaño, si tant est que l’auteur chilien n’ait pas été un prête-nom d’un autre auteur, ou d’un personnage. En effet, les fils de la réalité et de la fiction, de la supercherie littéraire et de l’imagination n’en finissent pas de se croiser, tissant autour des deux hommes un réseau inextricables de tissus narratifs. La juxtaposition des lettres qui se répondent, à mesure que l’amitié s’instaure entre les deux personnages, contribue à donner l’impression que des univers parallèles teintés de folie et de violence meurtrière cohabitent sous la surface du monde, et se rencontrent parfois à travers des personnages énigmatiques : Christian Bourgeois, éditeur français de Bolaño et client de Pierre-Jean Kauffman, Arturo Belano, double mythique de Bolaño ressuscité par l’enquête d’Abel Romero et masqué sous une infinité d’identités, dans un jeu de poursuites et de faux-semblant vertigineux. Menant l’un à errer dans les tréfonds de sa mémoire et à sortir de sa réclusion, à pénétrer dans les arcanes de sa propre folie sous l’égide d’un mystérieux docteur échappé d’un roman… de Bolzano ; et l’autre à poursuivre sa quête de Barcelone à Blanes, Mexico et Ciudad Juarez.

Cette aventure littéraire trépidante autour des questions des rapports entre auteur et lecteur, personnes et personnages, littérature et histoire, est servie par le genre épistolaire qui lui confère son dynamisme, et contribue à faire de ce roman sur le roman un échange, qui prend une forme éminemment littéraire, puisque les deux scripteurs, en entrant dans la correspondance qui les relie, d’abord par courrier puis par mails, deviennent à leur tour auteur de leur propre histoire en refusant leur rôle de personnages secondaires. A mesure qu’ils acquièrent leur autonomie en devenant les personnages de Gilles Marchand et Éric Bonnargent, se dessine toute une réflexion sur la création littéraire, à travers l’effacement de la figure autorail. Exit Bolaño, dont la réalité devient de plus en plus douteuse à mesure que ses personnages, ou d’autres auteurs, pourraient avoir écrit ses livres, à la manière de ce qu’on peut lire chez Borges. Et la double « autorité » sous laquelle est placé ce dialogue ludique, celle des deux auteurs de la couverture, renforce cette dimension de la création : on ne crée de la littérature qu’à partir de l’infusion dans les livres des autres, et tout livre continue un dialogue ininterrompu dans le temps avec les livres qui l’ont précédé. Éric Bonnargent écrit régulièrement de la critique dans le Matricule des Anges. Ce roman est avant tout une ode à la lecture, à l’infiniment possible des univers qu’elle déploie, à la profondeur qu’elle confère à nos petites vies étriquées, à l’échange qu’elle engage avec l’autre. Séduisant aussi pour sa dimension ludique en dépit de la profonde connaissance de l’œuvre de Bolaño, le récit explore les thèmes chers à l’auteur chilien, et ne verse pas dans l’insignifiance d’un pur jeu d’érudits. Le « Minotaure » que les deux personnages cherchent dans leurs espaces et leurs mémoires respectives est le Mal absolu, celui que Bolaño n’a eu de cesse de cerner et de dire, sous les masques qu’il peut prendre. Dans le jeu de « Masquages »* qui s’effectue pour le plus grand plaisir du lecteur, le Mal prend de multiples formes, notamment celle de la fausse familiarité ou de l’amitié trompeuse, et l’on est embarqué dans une correspondance qui ne se réduit pas à des jeux de références littéraires, mais qui entreprennent de dénicher en des citoyens parfaitement ordinaires la racine du mal. Il prendra la forme de l’histoire violence de son pays, de la torture et de l’exil, chez Abel, qui se rédimera peut-être en poursuivant l’auteur des féminicides à Ciudad Juarez, et chez Kauffman la révélation d’une histoire personnelle atroce, d’un crime qu’il ne sait s’il l’a commis, car l’enquête littéraire que lui livre son ami révèle sans cesse la monstruosité tapie à l’intérieur de chacun, et pourrait l’être dans cet homme inoffensif qui parle aux pigeons.

Dans une interview à Emmanuelle Favier pour son blog**, les deux auteurs expliquent qu’ils ont pris en main chacun l’un des personnages, attendant donc pour écrire la suite la réponse –par mail- de l’autre. Ils se tenaient séparés par plusieurs centaines de kilomètres lors de la rédaction du roman, comme Abel et Pierre-Jean –auxquels ils ont donné un profil parfaitement vraisemblable sur le labyrinthe de Facebook, jouant avec la réalité et ses virtualités jusque sur le plan des réseaux sociaux, fabriques à fables s’il en est. C’est peut-être ce jeu qui donne au roman à la fois son souffle, son authentique « fuite en vannât » vers des mystères insondables tenant en haleine personnages et lecteurs, embarqués dans la même quête d’une vérité. Mais cette quête métaphysique est empreinte d’un humour qui contribue au charme du roman, et surtout à sa pudique profondeur. En effet, le jeu révèle le jeu, et la claudication autour d’une marelle, autre figure labyrinthique chère à Cortázar, n’est pas tant un amusement enfantin qu’une difficile ascension vers le paradis, au cours de laquelle on risque de trébucher et de rater une case à tout moment. La dimension ludique contribue donc à cet essentiel insaisissable : la réflexion sur la place de l’homme, personnage secondaire de la Création en quête d’un sens à trouver à son improbable existence.

Ce n’est pas une découverte : la vérité prend des détours pour mieux se laisser attraper, et sous les habits de la fable se cache une vérité bien plus profonde que dans les discours verbeux- même ceux des critiques.

*Je reprends le titre de la série d’expositions de Harriet Burden, présentées par des prête-noms, véritable performance de l’artiste dont les œuvres exposées ne sont qu’un premier planh du tableau en trompe-l’œil, dans la fascinant roman Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, qui explore les liens entre création et réception, auteur et autorité, théorie artistique et création.

**http://blogs.mediapart.fr/blog/emmanuelle-favier/130515/le-roman-de-bolano-ou-quand-le-chat-de-schroedinger-se-mele-de-litterature

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