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Cavale en sursis

15 Juin 2015, 09:36am

Publié par Claire Mazaleyrat

Cavale en sursis

Anne Bourrel, Gran Madam’s, La Manufacture des Livres, 2015, 188 pages, 14,90 euros.

L’art de la fugue

Trois personnages fuient le roman noir par lequel commence le roman, et échouent le long d’une nationale, dans une station-service de village qui devient un refuge provisoire, avant de laisser réapparaître la noirceur d’un destin accablant.

Une pute, son mac, un chien et un homme à tout faire, le Chinois. A bord d’une vieille Dacia, ils quittent le bordel de la Jonquera où Bégonia Mars opère depuis des mois, règlent un compte à un gros bonnet du milieu dans une première station-service ornée d’une oeuvre d'art monumentale sur laquelle ils sacrifient dans le sang le malfrat, et tombent au hasard de leur cavale sur une gamine, Marielle, en fugue. Ils la ramènent chez elle et s’installent durablement dans la station-service tenue par les parents, partageant avec la famille un été torride dans une ivresse, un vertige annonciateur du drame qui achèvera cette cavale.

Ces personnages en fuite, tenus en laisse par des rapports de force cachés sous le masque de la bonne ambiance d’un été comateux entre potes, tentent de fuir qui le bordel, décrit dans des premières pages d’une puissance haletante, qui les dangers glauques de la vie de truand, qui enfin un milieu familial marqué par l’inceste et la violence qu’on se transmet de génération en génération dans le silence de tout un village méridional. La station-service, qui n’en finit pas de vibrer au gré des passages de poids lourds sur le macadam, devient pour quelques semaines apparemment figées dans un été qui n’en finit plus, un illusoire havre de paix, où la cavale pourrait s’enliser, les personnages changer de direction, l’amitié et l’amour fleurir… Mais le roman rose tourne court, la saleté de la vie les rattrape à mesure que les ombres qui peuplent ce village où l’on sacrifie les chiens prennent une consistance inquiétante.

Après la torpeur un peu pâteuse des pages de cet intermède inattendu, qui révèle au Chinois sa passion pour l’automobile et à Bégonia une possibilité de rédemption par l’amour qu’elle porte à Ali, le gardien, et au sentiment maternel qu’elle éprouve pour la petite Marielle, que sa propre mère comprend si mal, le trio infernal reprend la route, et le roman retrouve sa violence gratuite, son rythme haletant, sa peinture au noir d’une réalité sordide. Ces apéros qui n’en finissent pas, ces baignades dans une mer huileuse, ne sont jamais une image d’Epinal du bonheur estival, de la simplicité du barbeuc entre potes : l’eau est trouble, polluée, et les personnages en quête d’une ivresse perpétuelle s’efforcent de ne pas voir l’horreur dans laquelle ils se dépatouillent tant bien que mal. A l’exception de la narratrice, Bégonia, portant un regard lucide et sans illusion sur cet univers qu’elle ne peut s’empêcher de vivre ardemment, avec le désir de vivre qui donne toute sa force et sa beauté au roman.

p. 184 : « Mais je n’ai pas bougé. Je n’ai pas voulu partir comme ça, en n’ayant été qu’une pute tueuse de la Jonque ra. J’avais trop de vie en moi, trop de racines pleines de sève qui me partaient du cœur et descendaient de mes jambes jusqu’à terre. J’étais puissante de vie. Je ne pouvais pas m’arracher ça tout d’un coup. »

Récit des marges

Regarde les hommes tomber

Il y a dans ce récit à la fois la puissance narrative et la sensualité des films d’Audiard, son goût pour les personnages marginaux, blessés, les vieux truands et les jeunes loups, la mise en scène des rapports de force entre les personnages, les déshérités et le chien qui sommeille dans l’homme. Mais à cette « tendre dureté » que mettent en scène Anne Bourrel et Jacques Audiard, il faut ajouter deux aspects également passionnants, qui donnent toute sa saveur à ce roman étrange, que le qualificatif facile de « noir » ne suffit pas à caractériser.

D’une part, l’humour est omniprésent, et permet de croquer des personnages qu’on crève d’envie d’exterminer comme le fait notre infernal trio : la vieille Badens, la « martre » dont la vieille bouche est maculée d’un reste de jaune d’œuf qui la rattache à la voracité de l’animal qu’elle semble incarner dans une scène de règlement de comptes particulièrement macabre. L’humour donne lieu aussi à des scènes improbables : après l’assassinat du Catalan, le Boss, le Chinois et Bégonia Mars se retrouvent au parc animalier de Sigean, pour faire plaisir à la petite Marielle qu’ils ramènent benoitement chez elle.

p. 55 : « Pour aller voir les lions, on monte, toujours en voiture, en haut d’une petite colline herbeuse. On ne doit pas s’arrêter, les fauves nous attaqueraient. Mais en tête de file, quelqu’un cale et ne parvient pas à redémarrer. On entend les roues patiner dans la fausse savane en pente. Le moteur râle puis s’arrête. Derrière, plusieurs voitures ont dû stopper net. On est les avant-derniers. Après nous, une voiture immatriculée à Tanger s’agite dans le bocal de son véhicule, le père, la mère et les deux garçons montrent une lionne qui s’approche, nonchalante. Toute la famille nous fait signe d’avancer, mais, à l’autre bout, la voiture n’arrive toujours pas à redémarrer. Ya rien à faire, on ne peut pas doubler, les mâles sont allongés dans l’herbe de chaque côté de la voiture, on ne peut pas bouger. »

Une lionne s’élance alors sur la Dacia aubergine, la secoue et finit par s’emparer d’un morceau du pare-chocs qu’elle plie entre ses grandes mâchoires, sous les regards épouvantés des trois truands et de l’adolescente fugueuse. La gratuité apparente de cette scène comique contribue à rappeler l’absurdité de tout le récit, qui raconte une cavale ratée et à travers ce prétexte une réflexion sur la grâce et l’impossible rédemption loin de l’humaine tendresse. La loufoquerie de certaines scènes contribue à sortir le roman noir de ses codes et de ses cadres pour dessiner un portrait des marges et de ses habitants, enrichir des multiples tonalités du réel ce road movie presque immobile.

Contre Télérama

Auteur installée en Languedoc-Roussillon, Anne Bourrel écrit depuis un point de vue résolument décentré, donnant la parole, notamment dans ses textes de théâtre, à ces personnages « de seconde zone » qu’on ne met ordinairement en scène que comme des caricatures : sa « Barbie furieuse » est l’un des avatars de Bégonia Mars, une prolo du sud. Qu’on appelle poufs quand elles ont vingt ans, vieilles peaux quand elles ont passé plusieurs décennies à bronzer à coup de graisse à traire. Avec mépris, comme il se doit, parce qu’on n’est pas du même monde. Les voix qu’on n’entend jamais. De même qu’on ne choisit pas souvent comme cadre romanesque ces non-lieux, zones de transit qu’il est de bon ton de considérer comme la laideur absolue, stations-services de nationales, bordels géants de la frontière espagnole, péages d’autoroute. Ces zones dont Éric Chauvier défend avec fougue l’existence et la valeur dans son pamphlet, Contre Télérama, qui opère un renversement du regard en affirmant que le « bon goût » qui consiste à déplorer la laideur de ces immenses « zones » de banlieue est un regard essentiellement parisien, et surtout bourgeois. Si l’ironie n’est pas absente de ces descriptions d’une vie de province figée dans un certain ennui, ponctué par le passage des voitures sur la nationale, il s’en dégage une poésie du quotidien, une sensualité à fleur de peau et un regard tendre posé sur ce monde, qui contribue au charme de ce roman.

L’une des grandes qualités du Gran Madam’s est justement de faire exister ces « non-lieux », de leur donner une substance et une identité, sans les esthétiser. Le design démodé et le code couleur vert et jaune de toute la station-service, jusqu’aux vêtements de travail de Sylvie et Jean-Louis, ses propriétaires, la matérialité de leur maisonnette, existe dans ce récit non comme une caricature de la beaufitude, de la province vieillotte ou du mépris parisien pour les boueux, mais Anne Bourrel parvient à restituer l’existence réelle de ces heures lourdes de l’après-midi au cours des étés sans fin du Midi, à décrire avec réalisme ces maisons neuves de bord de route où l’on engloutit des glaces pour occuper les journées d’ennui, d’été et de vacances, où l’on finit par se trainer à la piscine municipale pour se rafraîchir. En même temps qu’elle décrit ce petit monde et le fait exister, elle s’écarte aussi de toute naïveté bucolique, montrant les rapports de force qi régissent non seulement les rapports sociaux, mais la manière dont les individus sont broyés par un système qui les dépasse. Comment l’uniformité des jours et la manière dont les marques imposent leurs codes et leurs couleurs aux lieux finissent par dématérialiser les individus qui peuplent ce paysage publicitaire. A l’image de ces femmes-steaks hachés qui vendent leur sexe comme de la chair à pâté, faisant remplir au client un parcmètre comme s’il ne louait qu’un espace vide. La violence n’est jamais absente de ces descriptions, même dans le paisible ronronnement d’un village assoupi dans les Corbières.

p. 119 : « Sylvie a repeint toutes les pièces de la maison en jaune et blanc, parce que c’est gai, que cela apporte de la lumière et que c’est assez chic avec le jaune et vert imposés par la marque d’essence de la station. Ça fait un ensemble, une harmonie chromatique. L’intérieur de la maison communique avec l’espace de travail. On va du dedans au dehors sans s’en rendre compte.

Chez eux, tout est vert et jaune. Façades des bâtiments, bureau avec caisse enregistreuse, en jaune et vert, pompes à essence, stylos publicitaires, en jaune et vert. Cendriers, pots à crayons. Ça clignote en jaune et vert. Tous les panneaux sont jaunes et verts : dernière station avant l’autoroute, en jaune et vert. Prix cassés sur les pneus, en jaune et vert, sandwiches à toute heures, en vert sur jaune.

Toute l’année quelle que soit la saison, Jean-Louis porte une combinaison de travail vert foncé. Sylvie à une blouse de travail jaune paille et, sur la tête pour se protéger du soleil, un foulard vert qu’elle noue sur la nuque. Jaune et vert. Leurs prénoms sont étiquetés sur leur poitrine, vert sur jaune, jaune sur vert. Sylvie en vert, Jean-Louis en jaune. Jaune et vert. »

De même les personnages qui peuplent le récit acquièrent au fil des pages une dimension plus profonde que celle habituellement dévolue aux truands ou aux putes de romans noirs. Le couple de la station-service, les grands-parents de Marielle et son oncle à demi débile, ces passants qui se méfient des intrus, sont à la fois des habitants de ces Pays Perdus que fort peu d’auteurs parviennent à faire réellement exister entre leurs pages, et sont munis d’une psychologie, d’une épaisseur, que les ellipses laissent deviner entre les lignes. On ne fait qu’effleurer dans les non-dits de Sylvie issue d’une mère poivrote des drames dont on ne saura pas grand-chose, si ce n’est à travers ce que Bégonia devine des fugues de Marielle. Les emportements de Jean-Louis contre sa fille laissent entrevoir la maladresse du père démuni, sans que jamais une explication didactique ne soit formulée, pudeur qui permet de rendre d’autant plus attachants ces personnages, car Anne Bourrel parvient à les faire exister, moins à travers les descriptions, qu’à travers la relation qu’on finit par croire entretenir avec eux, du fait de l’intimité qui lie lecteurs et personnages embarqués dans la même cavale.

Le dernier roman d’Anne Bourrel a la puissance des romans noirs et s’écarte des clichés inhérents au genre à travers cette « cavale arrêtée » en plein nulle-part, un nulle part qui prend une matérialité et une profondeur réelles. Car à travers ce faux road-movie qui cale dans un parc zoologique ou une station-service, Anne Bourrel donne à voir une réalité dont on ne parle pas, la prostitution, l’inceste, la violence surtout qui sommeille en tout lieu. Mais à cette noirceur se superpose en contrepoint une douceur de vivre et un désir, une sensualité et un appétit d’exister qui donne sa véritable force à ce roman parodique, inclassable et déconcertant, à cette fugue en mode mineur orchestré par une narratrice qui ne révèle son identité véritable que dans les dernières pages, et n’écrit que par amour. Un peu de rose dans le noir, en somme.

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