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Puissance du verbe, verbe des puissants

9 Juin 2015, 13:10pm

Publié par Claire Mazaleyrat

Puissance du verbe, verbe des puissants

Najwa M. Barakat, La Langue du secret, traduit de l’arabe (Liban) par Philippe Vigreux, éditions Actes Sud, collection Sindbad, 2015. 254 pages, 22 euros

Des lettres, chargées de mystérieux pouvoirs, qui s’animent et qui frappent, une confrérie religieuse qui garde de lourds secrets, des vengeances qui s’abattent sur de pauvres jeunes frères innocents, un épervier qui plane dans le ciel et subsiste sans nourriture… Dans cette enquête sur fonds théologique qui suit le vol de la Table de la confrérie, puis le meurtre d’un ivrogne, nombreux sont les signes et les symboles qui interrogent le lecteur, et le plongent au cœur d’une réflexion passionnante sur le sens des mots, des lettres qui les constituent, et du rapport du signe au sacré.

Tout commence par un rêve : Sarrâj, l’un des membres de la confrérie, raconte à ses frères un songe dans lequel les lettres s’animent, deviennent des monstres « aux mâchoires redoutables » toutes prêtes à s’entredévorer, laissant désemparé le rêveur qui tente de remettre de l’ordre dans le chaos. La tâche qui incombe aux hommes de la confrérie est précisément celle de veiller là l’ordre des lettres, de leurs symboles et de leur sens, à travers le travail auquel ils se livrent depuis des années pour élaborer une somme colossale, celle qui mettra un terme à toute controverse en dotant chacune des lettres de l’alphabet de tous les sens dont Dieu lui-même les a parées, et qu’un labeur assidu permettra de mettre à jour pour l’édification des fidèles. Mais le rêve initial s’avère prémonitoire, car annonciateur de l’irréductible désordre du monde, dans lequel est plongé le village d’al-Yousr après qu’on découvre la disparition de la Table. Est alors dépêché un Chef de la Sûreté cancre d’enquêter sur les troubles qui sévissent, et l’enquête qui se déploie, sur fonds de secrets, de trahisons, et de fidélités troubles entre les frères de la confrérie prend les allures d’une herméneutique pour l’édification du lecteur. La Caverne des Idées de Somoza procédait de la même quête : c’est à travers les théories platonicienne et aristotélicienne qui s’affrontaient à travers les personnages qu’on tachait de comprendre la vérité des faits advenus. Dans le roman de Najwa Barakat, ce sont deux conceptions du langage qui s’affrontent à travers les personnages qui participent du mystère. Pour les membres de la confrérie, garants de l’ordre du monde, et en particulier leur Grand Maître, les lettres ne peuvent être que chargées d’un sens sacré, car elles ont été révélées à l’homme par Dieu.

p. 28 : « Le propre du mot, c’est de tromper. On le regarde pour en sonder le sens caché et il se pare comme une femme pour nous jeter de la poudre aux yeux ; il joue de la séduction pour mettre un voile entre nous et le vrai sens, son sens caché, pour nous priver de l’essence de la parole, de sa substance contenue tout entière dans le sens de la Lettre ! »

De cette idée d’un sens caché que les savants tacheraient de découvrir pour percer le mystère et se rapprocher de la Lettre divine, idée platonicienne s’il en est, découlent de nombreuses théories linguistiques, à partir desquels e fonde l’ordre du monde tout entier, avec sa hiérarchie en particulier.

p. 29 : « Chaque lettre, dit-il, a sa nature et ses unités constitutives, à l’exemple des humains qui se répartissent en fonction des différentes humeurs et des divers modes de comportement. Mais quel est celui qui assigne aux hommes leur tempérament, leur manière d’agir et leur destin et donne la parole à son âme, sa substance et son sens ? N’est-ce pas le Très-Haut, le Sublime, le détenteur des secrets, l’Absolu, le Puissant, le Tout-Puissant ? La langue humaine est la manifestation de la langue divine car l’existence c’est le Verbe. »

La hiérarchie établie entre les lettres correspond étroitement à celle établie entre les hommes, et permet d’asseoir l’ordre du monde sur une autorité supposée, celle de Dieu, et sur des marques visibles et fiables de cette correspondance entre le sacré et ses signes : c’est la Table enfermée dans un coffre qui assure l’existence de la confrérie les talismans que les frères donnent aux fidèles, ornés de lettres qui les protègent du mal et exaucent leurs vœux. L’ordre terrestre n’est qu’une copie, qui se veut le plus fidèle possible, à cet ordre sacré que la confrérie entend sauvegarder coûte que coûte. Ainsi en se vêtant de la pelure qui les isole du reste du monde, les frères endossent une autre identité, portée par d’autres avant eux, en ‘appropriant les noms des plus célèbres philologues et philosophes de la langue arabe, reproduisant à l’infini l’existence et suivant la voie de ces illustres prédécesseurs, gnostiques et soufismes pour la plupart.

C’est donc d’une lettre que part cette enquête métaphysique : le gardien du temple est retrouvé assommé, et dans son turban est glissée une feuille, sur laquelle s’inscrit la lettre wâw, qui semble désigner un coupable, selon une laborieuse exégèse : le jeune Hayyân, novice de la confrérie. Mais dans quel but ? Alors que le maître s’efforce de déchiffrer l’énigme, le lecteur se souvient que « le propre du mot, c’est de tromper », et continue de chercher la clé de cette énigme, à laquelle ‘autres éléments s’ajoutent, qui ne doivent apparemment rien au sens caché des lettres. Les agissements du jeune Khaldoun, que les frères ont refusé de retenir comme nouveau gardien, son amitié avec le papetier retrouvé brûlé dans sa boutique, ses allées et venues nocturnes.

A cette herméneutique sacrée s’oppose en effet une tout autre théorie, dont s’approchent dangereusement quelques frères, malgré les mises en garde du maître, et qui pourraient bien permettre de désigner un autre coupable, et une autre vérité plus terrifiante que le vol d’une table qui, de toute façon, pourrait n’avoir jamais existé si l’on en croit le témoignage de Khaldoun… En effet, Sarrâj se rappelle le départ lointain d’un ancien frère, Alâyili, et ne peut s’empêcher de voir une étrange coïncidence entre les évènements récents et sa disparition de jadis. Et lorsque ce dernier revient, sous le déguisement d’un autre, c’est pour dévoiler une tout autre vérité, et sauver des innocents. Il est parti après avoir une violente querelle avec le maître, en découvrant à l’issue de nuits d’angoisse le rapport arbitraire entre les mots et leur sens. Saussurien avant l’heure, le jeune homme, alors porteur du nom d’un philologue arabe, prend conscience à travers cette première découverte de la terrible imposture sur laquelle repose la confrérie, et revient des années plus tard l’expliquer à ses frères d’alors :

p. 222-223 : « Celui qui verrouille la langue commet le plus grand des péchés, car sortir de sa langue c’est sortir du monde. En effrayant les gens avec les lettres et en les terrorisant avec elles, en les asseyant dans le vide, en les dépossédant de leur langue, hors de leur corps et de leur âme, hors du temps et de la vie, bref, dans le néant, vous trahissez ceux-là même dont vous vous dîtes les héritiers et dont vous prétendez suivre les enseignements ! Je vous le dis : la langue est l’œuvre de l’homme qui en est le maître. Telle est la volonté du Seigneur qui a placé l’intelligence en l’homme pour lui faire comprendre les choses et a inclus à la notion de prédétermination celle de détermination pour lui signifier qu’il lui a donné la volonté d’où procèdent la décision et la capacité. »

Pourtant, Alâyili décide aussi de sauvegarder le « secret », moins pour maintenir le peuple dans l’ignorance et sauvegarder le pouvoir de la confrérie, que parce que la vérité n’est jamais certaine. C’est le sens du zâhir par opposition au bâtin dans la théologie chiite : la vérité extérieure d’une part, ce qui est caché d’autre part. Mais derrière l’apparente « preuve juridique » que cherche le déconfit Chef de la Sûreté, se tapit l’insaisissable doute, cette vérité cachée que recèle la science des lettres et celle des hommes.

« Le Zahir » est aussi le nom d’une nouvelle de Borges, dans laquelle il raconte la perte et la quête sans repos d’une mystérieuse pièce remontée des temps les plus lointains, dont les lettres à demi effacées par le temps sur la face semblaient délivrer un message qu’il n’a pas su comprendre. C’est l’image même de la quête du sens, impossible à achever et essentielle à l’nomme, que Najwa Barakat met magistralement en scène, comme dans la nouvelle de Borges, à travers cette enquête sur le « sens caché » des lettres, l’inépuisable volonté pour l’homme de comprendre le mystère de son existence et de maîtriser la langue qui lui donne sens.

La fièvre de ces jeunes gens en quête de la vérité et de la connaissance de leur labbe n’est pourtant ni tout à fait un roman policier dans le genre du Roman de la Rose, dont il a été rapproché à juste titre, ni tout à fait une allégorie sur le langage et la liberté, ni un jeu littéraire brillant et stimulant pour l’esprit. Il invite aussi, avec une actualité brulante, à s’interroger sur la place des langues dans les pays arabes en particulier, arabe littéral de l’élite et langue du peuple que l’on n’écrit pour ainsi dire pas, et sur la question du rapport de la langue au pouvoir. En d’autres termes, combien de temps la langue du peuple sera-t-elle confisquée encore, méprisée et soumise à l’ignorance d’elle-même, langue vivante pourtant et riche mais qui n’existe pas tant qu’elle ne s’est pas dotée d’une conscience d’elle-même, au nom d’un ordre du monde immuable, d’une répétition cyclique des textes produits des siècles plus tôt ? Qui garde les Tables dans ces pays coupés en deux par la fracture linguistique, celle que des Fouad Faroui ont su mettre au jour au Maroc, et qui continue de maintenir les peuples dans le non-dit, l’impuissance et la soumission au grand secret ? SI le roman de l’auteur libanaise n’invite guère à se poser cette question avec une telle précision, il prône la connaissance de sa langue et de soi-même, l’intelligence comme don de Dieu, la liberté de conscience qui n’exclut pas la beauté du mystère et l’ombre des secrets. A lire donc, en langue originale pour les heureux qui le peuvent, ou en traduction pour les autres.

illustration: tableau du peintre Aissa Ikken (Maroc), qui peint souvent ses oeuvres à partir des signes berbères chagés de mystère de la langue de son enfance, reproduisant à l'infini ces lettres et symboles charbgés de sens.

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