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pourquoi ont-ils tué Aublange

16 Janvier 2017, 16:49pm

Publié par Claire Mazaleyrat

Isabelle Stibbe, Les Maîtres du printemps, Serge Safran, 2015

Tragédie en trois actes, à trois voix, Les Maîtres du printemps est une magnifique ode aux travailleurs qui entretiennent l’espoir et le sens de ce qui soude une communauté humaine ; en en même temps un chant du crépuscule du monde ouvrier, enterré vivant par des politiciens sans foi ni loi. Dans ce très grand roman social, Isabelle Stibbe laisse la parole à trois personnages : Pierre Artigas, ouvrier fondeur d’un des derniers hauts-fourneaux de Lorraine, au moment où l’usine, rachetée par Arcelor-Mittal, menace de fermer définitivement, Max Oberlé, sculpteur en charge d’un projet pour le Grand Palais, et Daniel Longueville, avocat des ouvriers, issu du même monde et s’efforçant de le nier avec toute la violence sociale que son ascension suppose. Tous trois content les espoirs et résistances d’un monde bradé par ses dirigeants, pendant la campagne présidentielle et après une victoire bien amère des socialistes, puisqu’ils seront les fossoyeurs de ceux-là même qui les ont jadis portés au pouvoir. La puissance de ce récit, qui rend hommage à l’histoire des travailleurs de Florange, mais aussi à ceux qui avant eux ont vu leurs usines fermer une à une en Moselle, tient à ce qu’il plonge dans la matière en fusion et la contemplation d’un feu aussi dangereux que beau, qu’il met en lumière la complexité des luttes sociales actuelles, qu’il travaille la langue avec un profond respect, sans nul misérabilisme, pour ceux qui l’emploient dans cette épopée de l’acier. Le roman est à la fois ancré dans un réalisme social qui rappelle les reportages romancés de Florence Aubenas et l’épopée de Germinal, qui cite Neruda et Bourdieu, qui est capable dans un même chapitre de dire la violence splendide de l’acier qui brûle et la distance critique qu’impose le regard médiatique sur les discours d’un syndicaliste charismatique. Isabelle Stibbe parvient par un tour de force, qui est sans doute dû au respect envers son sujet, à la pudeur de sa voix narrative, à ne pas transformer la réalité de ces ouvriers, du chômage, du suicide, des dépressions, des accidents, en une belle image d’Epinal, sans renoncer à la beauté au profit d’un réalisme misérabilisme : en cela, son roman se hisse au plus haut rang de ce qu’il est permis d’espérer.
Glissements de terrains
Ce qui crée la justesse du ton tient peut-être à ce déplacement incessant des points de vue, qui permet d’échapper à tout cliché. Si le récit est pris en charge alternativement par trois personnages, ce n’est pas le fondeur syndicaliste, fils d’un journalier espagnol, qui s’interroge sur les déterminismes sociaux et l’impossible société sans classe, mais l’avocat Daniel Longueville, qui défend sa cause et plaide pour la nationalisation en s’efforçant de faire oublier ses origines populaires. Ce n’est pas le sculpteur Max Oberlé qui s’extasie sur la beauté noire de cette Lorraine de feu et de rage, c’est elle d’un coryphée qui entame la narration en début de chapitre :
p. 176 : « La Lorraine. Terre déchue à la robe déchirée, putain que les hommes ont violentée, fouillant bestialement dans ses profondeurs, les mines d’abord, charbon exploité jusqu’au dernier caillou, épuisant, labourant cette femme-objet utilisée pour assouvir leur volonté de puissance, avant de la jeter sans plus d’égards, sans même en retirer de plaisir si ce n’est la jouissance de l’argent amassé une fois qu’ils l’ont baisée dans tous les sens.
Terre en colère. Terre symbole qui frappe les imaginaires. Terre arasée pour quels destins dérisoires. » ;
ou c’est Pierre qui évoque la fascination pour le feu et l’acier en fusion, son amour pour un métier si dur, sa fierté à être devenu, en quatre ans au lieu de dix, un véritable fondeur.
De la même manière, c’est au seuil de la mort, atteint par un cancer qu’il devine incurable, que Max Oberlé apprend à la fois la solidarité, et la transmission véritable, non par l’art mais par les mots qu’il pense pour sa petite-fille à naître, alors que son Antigone forgée dans l’acier lorrain ne verra pas le jour : la vraie naissance est ailleurs que dans le rêve de l’artiste, et la réalité n’a rien d’un beau récit pour public dûment formaté. Aux hommes politiques « à la langue fleurie qui voudraient nous cajoler de leurs grands discours exploitant les thèmes du chômage et de la misère sociale », à leurs simplifications esthétisantes, leurs clichés, la réalité vient rappeler la laideur, le mensonge, la trahison, l’âpreté du quotidien. Et pourtant, il émane de cette réalité même une autre beauté, autrement plus puissante.
Celle de la nef, avant qu’on la « réhabilite » : « Sur le plancher de coulée, c’est encore plus beau qu’à la coulée continue. Tu as l’impression d’arriver sur une autre planète, rien qu’avec les fondeurs et leurs combinaisons spéciales gris métallisé pour éviter les éclaboussures de la fonte en fusion, t’as jamais vu ça ni rien qui y ressemble. Le bruit, les poussières d’acier, le feu, le danger, là c’était grand, c’était à ma hauteur- et puis l’odeur d’huile, fini, même s’il faut reconnaître que ça sent pas mal le souffre. » (p. 61)
Celle surtout de ces hommes et de ces femmes en marche, en lutte et en butte à l’indifférence hypocrite du cirque politicien. Marie, « qui passe au premier abord pour une goudou tant ses cheveux sont ras et ses fringues de mec, mais ô Marie, ton œil qui frise, ta générosité » ; et puis « cette même fraternité, sédiments de solidarité empilés siècle après siècle. Exaltante car elle est le choix du sens plutôt que le poids du sang. » (p. 87). Ainsi la beauté surgit-elle avec une âpreté lyrique de la dureté même de la chronique, du quotidien, des espoirs sans cesse remis, des parcours personnels et des réflexions sur l’au-delà qui ne l’attend pas de Max.
La dignité d’un travail pourtant « aliénant » et paradoxal, pour lequel on se bat alors qu’il « rend dingue », et la solidarité qui émane de cette lutte, donne sa puissance à ce roman, qui rappelle à cet égard le travail de Maïlys de Kerangal dans Construire un pont, roman choral bâti comme la structure monumentale qui se construit par le travail collectif, les tensions qui s’exercent dans la communauté et l’inscription de ce grand œuvre humain dans l’espace et le paysage.
Mais l’une des autres forces d’Isabelle Stibbe réside sans doute dans la réflexion sociologique et politique à l’œuvre dans son récit.
la fin des lendemains qui chantent
C’est la défaite de la gauche que raconte ce roman, autant que celle des ouvriers métallurgiques qui fut emblématique du début de mandat de François Hollande : après les promesses du candidat socialiste aux travailleurs de Florange, vint très vite l’immense déception, et la débâcle. Plus encore que la fin de la sidérurgie française, dont Florange fut le symbole avant d’être oublié en quelques années, c’est la gauche qui enfonce les clous de son propre cercueil en acier lorrain dans ce récit. Les passages relatés par Daniel témoignent des manœuvres politiciennes mises en œuvre : comment Chauvet, devenu premier ministre socialiste, est prêt à tout pour faire tomber, non pas un adversaire politique, mais un concurrent trop populaire, comment le parti socialiste s’est coupé de sa base populaire (l’exemple de ce Chauvet issu de la meilleure bourgeoisie, comme tout ce gouvernement dit socialiste, est assez significatif, et tristement réel), tout en instrumentalisant quelques effigies prolétaires bien charismatiques pour se racheter une image, comment enfin son électorat est en train de passer à celui du Front national tant l’éloignement qu’il a manifesté pour lui est indigne de ce qu’il fut.
C’est la colère qui attise le feu de ce discours sur un univers perdu, celui que chante Paco Ibanez et qu’ont repris les ouvriers pendant des siècles, que le vingt-et-unième siècle achève dans une certaine indifférence. Ce n’est pas que la lutte sociale n’existe plus, c’est qu’on ne l’écoute plus. Elle est ringardisée, en somme, par les discours politiciens et médiatiques, qui nient jusqu’à l’existence de ces six millions d’ouvriers qui constituent le peuple français, déclarant publiquement qu’ « il n’y a plus d’ouvriers ». « L’ouvrier reste abstrait, une herse nous sépare », « une feuille de vigne sur la classe ouvrière. Inconsciemment, nos ouvriers sont loin, ils restent pour nous des gueux- on dit aujourd’hui des beaufs, on les imagine avachis devant leur poste, buvant de la bière et parlant mal, gros rires gras, ne s’intéressant qu’au sport et à la biture, peut-être aux filles aussi- alors on n’entre pas en contact avec eux, de toute façon on ne saurait pas comment faire, on les aime abstraitement. » (p.89). Dans ce passage, sous l’œil de Max,, l’auteur démonte avec une grande finesse les paradoxes bobos caractéristiques de ce qu’est devenue la gauche : une nouvelle bourgeoisie, qui s’est appropriée certains aspects de la culture populaire (Max évoque les pages de Elle décoration, ses objets industriels à la fois vintage et modernes, si loin de la réalité industrielle), on brame pour la mixité sociale, mis on le fait dans des quartiers qui n’ont de populaire qu’une histoire de plus en plus lointaine, dans des quartiers parisiens atteints de gentrification, et au fond, on ne se mélange surtout pas avec le vulgaire, ouvrier ou petit employé ; ajoutez à cette analyse que ledit peuple a une fâcheuse tendance à voter réactionnaire, et on peut se permettre de le mépriser au nom même des valeurs « républicaines » dont on le prétend démuni.
Le parcours de Daniel évoque tous les paradoxes d’une « ascension sociale » aussi réussie qu’honteuse, qui illustre assez bien les contradictions de la bourgeoisie dite de gauche qui nous dirige et ferme nos usines. Défiant les déterminismes sociaux, illustrant par l’acquisition des goûts dominants toutes les théories de Bourdieu sur la « distinction » culturelle, Daniel a peur que l’on sache qu’il est né de parents ouvriers à Antraigues, dans l’Ardèche, parce qu’on lui reprocherait alors de ne pas avoir su prendre la distance nécessaire avec ses origines, de défendre les petits par incapacité à s’élever au-dessus de sa propre classe : on le renverrait irrémédiablement à cette « origine obscure » dont il a tout fait pour s’extraire, comme on sort du trou, oubliant ses idées fondamentalement généreuses et républicaines au nom d’une espèce d’atavisme honteux. On tolère qu’il épouse des idées de gauche, qu’il défende la nationalisation, qu’il ait des convictions propres, en somme, si on a la certitude que c’est un authentique fils du sérail qui n’a pas d’intérêt familial à défendre le peuple. La contradiction est d’une telle violence qu’elle révèle l’enfermement de notre gauche « socialiste » dans ce qui semble être son propre tombeau. Et le roman donne une conscience historique de cette lente agonie : le tournant réactionnaire de 1983, après deux ans d’euphorie. Un exemple : Fabienne, militante de toujours et amie de Pierre, reçoit du parti une lettre qui ne commence plus par « Camarades », mais par « chers amis ». Coquille creuse, vidée peu à peu de son sens, appauvrie, raclée comme cette Lorraine exsangue dont les derniers vautours s’emparent.
Nombreux sont les romanciers qui ont exploré leur parcours social, montré à quelle honte ils s'étaient heurtés pour avoir changé de classe; les récits d'Annie Ernaux en particulier explorent avec beaucoup de justesse cette difficulté à trouver sa "place" et l'impossibilité de revenir avec "simplicité" à son milieu, après l'avoir "trahi". mais rares sont ceux qui ont su mettre en parallèle cette histoire personnelle, si ce n'est avec l'histoire, en tout cas avec celle de la gauche, qui jadis a tout de même prétendu ériger une société sans classes. Et faire cette histoire de la gauche, s'engager dans l'histoire politique en somme, dire la déception sans renoncer à certains des idéaux qui brillent encore dans la nuit, me semble assez courageux dans le cynisme ambiant. encore une fois, c'est cette juste distance entre l'engagement et l'effacement personnel, l'histoire collective et les destins individuels, les discours des uns et les regards des autres, qui donne sa justesse et sa sincérité à un récit profond.
Mais cette histoire d’une défaite s’arrête à sa veille. Etrange parti-pris ; alors que Germinal s’arrêtait après la défaite des travailleurs, sur la renaissance d’un nouvel espoir, beaucoup de germes mûrissent sous la terre ici, mais la narration s’achève quelques heures avant le dénouement, que le lecteur connaît : il n’y aura pas de nationalisation. Comme dans une tragédie, on connaît l’issue fatale avant les personnages, qu’on laisse espérer jusqu’au bout. Mais cette fois, on s’arrête sur cet espoir, parce que le déroulement des faits pourrait pour une fois ne pas enterrer tout espoir. « Nos ennemis peuvent couper toutes les fleurs mais ne seront jamais les maîtres du printemps », est-il annoncé en exergue par Neruda, et redit par Pierre Artigas ; si l’histoire d’Aublange, comme celle de Florange et des autres sites métallurgiques de Lorraine s’est soldée par une cuisante défaite, l’espoir n’est pas mort qu’un « Grand Soir » véritable advienne un jour, que le langage juste dénonce la fausseté des discours manipulateurs, que d’autres hommes et femmes, d’autres travailleurs en lutte, parviennent à inverser les rapports de force. Tout est fini, et rien n’est définitivement perdu, semble dire cette fin en suspens. D’autres gens viendront, d’autres feux couleront sur cette terre, d’autres constructions seront bâties siècle après siècle, main après main, et l’humanité n’est pas vaincue.
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