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De profundis clamavi

23 Janvier 2015, 13:42pm

De profundis clamavi

Salim Bachi, Le Consul, éditions Gallimard, 2015


Sans faire de bruit, à l'image du héros ordinaire qu'il met en scène, est sorti le 2 janvier le dernier roman de Salim Bachi. Ce qu'il raconte à la première personne, à travers une lettre ou une confession à Andrée, la femme aimée, c'est un épisode de l'histoire de la deuxième guerre mondiale qui le transforme: de bon père de famille très catholique et fidèle à ses obligations de consul du Portugal de poste en poste, il devient le sauveur de milliers de Juifs à qui il octroie un visa, devenant par là-même trâitre à sa patrie, car il fait fi de la circulaire n°14 de Salazar, qui place le Portugal dans une "neutralité" face à l'Allemagne nazie en refusant d'accorder le visa demandé par les Juifs qui fuient l'Europe et les persécutions. En quelques jours, entre le moment où la France capitule face aux armées allemandes, alors que Aristides de Sousa Mendes est consul de Bordeaux, jusqu'au moment où ses visas sont annulés, quelques jours plus tard, il ne se contente pas d'accueillir des centaines de familles dans le consulat et ses appartements, mais signe des milliers de visas, poursuit sa mission jusqu'à Bayonne et Hendaye pour s'assurer que les rescapés peuvent bien franchir la frontière de la France et se trouver dans une paix relative de l'autre côté, en attendant de pouvoir franchir l'océan.


Ce n'est pas tant le destin de cet homme hors du commun qui semble intéresser Salim Bachi, que les devoirs qui s'affrontent en lui, et le sentiment qui le mène de l'obéissance aux lois de son pays à une rébellion que rien ne laissait entrevoir. Aristides est un homme d'âge mûr, bedonnant, père de quatorze enfants, royaliste fervent qui sert malgré lui une république portugaise qui a perdu lustre et honneur en renonçant à la monarchie. Il ne brille ni par son courage, ni par le goût de la rébellion. Il semble représenter tout ce que le catholicisme a pu produire de conformisme. Et ce qui le sauve de la médiocrité, mais surtout de la compromission, faisant de lui un héros inattendu, est avant tout lié à cette oi intransigeante au nom de laquelle, au lieu de s'en tenir à la loi de César, il prend le glaive et signe des milliers de visas: sa foi en effet ne lui permet pas, au moment même où des autorités ecclésisatiques s'arrangent des événements historiques et collaborent les yeux fermés avec les Nazis, de rester aveugle et sourd aux souffrances des milliers de réfugiés qui affluent sous les fenêtres du consulat. C'est donc par esprit de charité chrétienne, accomplissant la loi du Christ plutôt que celle des hommes, qu'il se livre à des actes qui le conduiront tout droit à la disgrâce et la misère. Mais cet élan de ferveur religieuse s'explique aussi par la culpabilité qui le ronge. Quelques jours avant la promulgation de la circulaire n°14 qui le mettra hors-la-loi en attribuant des visas aux Juifs, il apprend que sa maîtresse Andrée est enceinte de ses oeuvres, ce qui le plonge dans un profond remords. Sans doute cette humanité chez Aristides de Sousa Mendes est-elle le trait qui a séduit Salim Bachi pour raconter la vie du personnage historique. Ce qu'il met en scène, notamment grâce à l'usage de la première personne, est bien l'ensemble des facteurs psychologiques qui poussent un homme parfaitement ordinaire à devenir un héros. AUx motivations idéologiques, inspirées par sa foi catholique, s'ajoute une volonté de rédemption tant la culpabilité le ronge, à l'égard de sa femme Angelina, de sa maîtresse Andrée et de l'enfant qu'elle porte, qu'il ne pourra reconnaître car ce serait porter atteinte aux "liens sacrés du mariage" qui l'unissent à Angelina. Ce sentiment de devoir agir comme il le fait dans l'attente du Jugement dernier travers des pages particulièrement belles dans leur ampleur épique. Ainsi page 120, évoquant la perte de l'un de ses enfants
"...car il me rappelait l'enfant chéri mort à Louvain et enterré à Cabanas, plus froid que le caveau dans lequel il reposerait jusqu'au jour du jugement lorsque tous les hommes, les femmes et leurs enfants se dresseraient et sortiraient enfin de leur tombes caveaux fosses communes comme une armée en haillons et se dirigeraient vers une sorte de consul général qui les accueillerait bien ou mal selon qu'ils auraient été fidèles ou non à leur foi pendant leur courte et misérable existence dans cette vallée de larmes. Ce jour-là, je me présenterais à mon tour devant le Juge la conscience en règle et je rejoindrais la file immense des hommes de foi et de justice."


On retrouve dans Le Consul d'autres traits des hommes dont Salim Bachi a écrit le roman: le tragique du Dernier été d'un jeune homme, mettant en scène Camus aux prises avec la maladie et la certitude de la mort à venir; la confrontation avec l'histoire, et la prise de position guidée par la pureté de la foi dans un contexte d'affrontements, dont témoignait le Silence de Mahomet. Qu'est-ce qui pousse un homme à devenir lui-même, en somme, à assumer un destin en dépit de la double difficulté qu'il y a à douter de soi-même et à risquer tout ce à quoi l'on tient? Cette question est d'autant plus intéressante que Salim Bachi a aussi mis en scène des personnages aux aspirations nettement moins nobles: les terroristes qui ont fomenté l'attentat contre le World Trade Center, et Khaled Kelkal qui a commis celui du RER Saint-Michel en 1995. Dans ces deux romans, on plonge de la même façon au coeur des pensées des personnages, de leurs contradictions et de leur sentiment de n'être plus qu'un destin dépourvu de volonté aux mains d'un Dieu dont ils ignorent tout, ou peu s'en faut. On a pu remarquer à juste titre que les terroristes qu'il peignait étaient plutôt mus par le désespoir que par la foi, mais il me semble que ce sentiment nihiliste de déreliction n'est que le revers d'une foi déçue. A la foi qui porte un petit consul portugais à sauver quelques milliers de Juifs alors que six millions d'entre eux périront dans les camps, s'oppose non pas l'absence de foi d'un Khaled Kelkal* qui fait sauter une station de RER, mais son désespoir de ne pas pouvoir être sauvé et la violence de ce sentiment d'abandon. Il s'agit au fond du même refus de croire que rien n'a de sens. Pour le kamikaze dont Bachi raconte les dernières heures dans Tuez-les tous, penser qu'un "ordre du monde" existe et qu'on en est exclu conduit à un nihilisme qui ne sauvera personne, mais entraînera le monde dans son propre chaos. Pour le consul Aristides Mendes, la rédemption est encore possible, ses actes fussent-ils poussés par un "orgueil" dont on l'accuse, et qui l'écarte peut-être encore plus définitivement de Dieu. Plongé au coeur d'une histoire apocalyptique, la foi véritable n'est pas celle qui précipite le chaos, mais qui tente de rétablir un peu de sens, fût-ce par un geste somme toute dérisoire au vu de la dimension des faits historiques. Comme le dit le consul à son secrétaire, même si personne ne se souvient de lui dans le Portugal de Salazar, même si à la fin de la guerre il ne reste aucune trace de ses actions, les gens qu'il a sauvés, eux, sauront se souvenir du petit consul de Bordeaux. Et plus profondément encore, sa conscience d'homme plein de tourments s'en souviendra, et lui permettra de se voir comme un homme d'honneur dans un siècle qui a perdu le sien.


L'homme, Dieu et le monde: Salim Bachi ne cesse d'explorer les termes de cette équation, mettant en scène hommes de religion, athées** ou fanatiques poussés par le diable. La langue éminemment lyrique de l'auteur contribue à ramener les petits desseins des hommes à cette dimension tragique, pleine de doutes et de lumière.
p. 104-105: "Et les cris et les remuements montaient d'en bas et le sommeil me fuyait laissant mes yeux ouverts sur la nuit du monde qui tombait infinie depuis le ciel sur les vivants et les morts,
tombait,
nous n'étions que de faibles lumières dans les ténèbres, des lucioles qui se frôlent de loin en loin dans les allées d'un château obscur et finissent par s'éteindre les unes après les autres,
voilà la vie et la mort,
rien en somme,
le néant,
je me jetai au bas de mon lit et me mis à prier le Seigneur Jésus-Christ de toutes mes forces comme s'il s'agissait de défendre les restes de mon humanité qui se délitait se perdait dans cette
obscurité du monde (...)


Dans un style qui évoque les grands textes religieux, Aristides Mendes, semblable au roi David des Psaumes par exemple, se livre à une confession, à la fois destinée à la femme aimée qui porte son enfant et dont la seule existence le pousse à être un homme digne, et à Dieu qui juge de ses oeuvres et de son coeur. Cette posture énonciative contribue à donner chair et profondeur à un engagement dans l'histoire, car il émane d'un chrétien et d'un homme, qu'il est poussé par des motivations religieuses et psychologiques. La complexité de cette "conversion" apparaît comme une tentative de dire celle des rapports entre l'homme et ce qui le porte, Dieu ou son idéal. De nombreuses images contribuent à donner au texte cette dimension mystique: les trois jours que passe enfermé le consul avant de prendre une décision radicale quant à son rôle à jouer n'est pas sans évoquer certains épisodes de renaissance dans la Bible. A défaut d'aller prêcher les habitants de Ninive, ce prophète au petit pied se convertit pourtant dans la mesure où après s'être abîmé dans un profond désespoir ponctué de prières, il s'engage dans un chemin qui dépasse ses prétentions d'homme de son temps, et mettra fin à ses ambitions diplomatiques.


C'est précisément cette profondeur de vue qui permet au Consul d'échapper à la plate hagiographie d'un héros de la Deuxième Guerre Mondiale et au mauvais livre plein de bons sentiments qu'on pouvait craindre. La mise en perspective avec les autres romans de Salim Bachi permet de comprendre comment s'échaffaude une réflexion complexe sur les rapports entre l'homme et le divin, comment la quête d'un sens d'un individu et sa confrontation à la réalité de son époque et de son pays le pousse à emprunter une voie plustôt qu'une autre, radicalement. Car c'est ce qui caractérise les hommes illustres et les personnages de roman: la radicalité de leurs choix, quand nous autres pataugeons sans fin entre petites décisions et grandes contradictions.


* L'itinéraire d'un terroriste, poussé non par la foi d'une rédemption véritable et dans la croyance que son acte est juste et bon, mais par le sentiment d'une profonde dérelction, se trouve aussi dans Les étoiles de Sidi Moumen, du marocain Mahi Binebine, racontant les attentas de Casablanca en 2003.
** Je pense à Camus, mais au risque de faire un énorme contre-sens sur cet auteur et sur ce qu'en a écrit Bachi, il me semble qu'on peut difficilement trouver athée plus mystique que Camus: entre la célébration de la Création, la certitude absolue d'un sens à donner à sa courte existence sur terre et la foi en l'homme d'un Tarrou par exemple, il me semble qu'on atteint une forme de religion sans anthropomorphisme et sans folklore, si je peux m'exprimer ainsi.

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