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Organiser le tâtonnement

9 Décembre 2017, 13:59pm

Publié par Claire Mazaleyrat

Chronique d’un saccage pédagogique

Il fallait leur apprendre à faire un plan, aussi structuré que cohérent, riche et pertinent. Un vrai chantier. Organiser sa pensée, ou du moins le tâtonnement : c’était précisément le titre du chapitre de Naissance d’un pont de Kerangal d’où était issu le texte à travailler. Débordante d’ardeur et de bonne volonté, je me dis qu’il faut absolument les laisser manipuler pour réfléchir ; que je ne donnerai pas un plan de façon artificielle, mais qu’ils le construiront en commun, comme le pont dont nous analysons méthodiquement le récit du chantier (interminable). Bref, tout partait d’excellentes intentions pédagogiques. A partir des copies corrigées et de ma propre imagination débordante, j’avais d’abord préparé une série d’une vingtaine d’étiquettes correspondant à des « idées », qui devaient devenir des titres de parties ou de sous-parties, être rassemblées, hiérarchisées, classées et rassemblées de manière à faire un plan détaillé de commentaire. Armés de ciseaux ou de règles pendant que je fais tourner frénétiquement la poubelle et les houspille sur les petits papiers, ils mettent une bonne quarantaine de minutes à assembler leurs confettis sur la table embarrassée de textes, feuilles de cours et trousses, mais parviennent tant bien que mal à organiser leurs idées. Réalisant du même coup qu’un bon plan est circulaire, preuve de la cohérence d’une interprétation du texte : ce qui s’est énoncé en Ia) a de fortes chances d’être repris sous une autre forme en IIIc)- personnellement je trouve ça fabuleux, eux sont plus dubitatifs.

C’est alors que tout se corse. Je reprends au tableau les diverses propositions pour n’en faire qu’une, qu’ils recopient docilement, et leur interdis de coller les étiquettes : il faut laisser de la place pour la deuxième étape du tâtonnement. A savoir : découper, classer, organiser une trentaine de nouvelles étiquettes, correspondant aux citations et procédés analysés (de l’argument à l’exemple, j’espère que vous suivez). Bien gentils, ils s’y collent et tout commence à voleter : trop d’étiquettes se mélangent, ils ne comprennent plus grand-chose, essaient tant bien que mal de rassembler sur leur table de plus en plus obstruée leurs idées, n’osent plus respirer sous peine de perdre le fil, se battent pour récupérer un argument perdu. Et puis c’est le paroxysme : soudain, je reprends au tableau, rapidement pour pouvoir boucler, puisque ça semble assez bien compris. Sauf que. Matériellement, le drame s’amplifie. Ils n’ont pas le temps de tout coller au bon endroit au fur et à mesure que je noircis le tableau et fais des flèches dans tous les sens. Ils cherchent comment organiser sur leur feuille de cours l’explication de textes-confetti géant, j’ai seulement oublié de leur permettre de le faire sur le plan pratique (une trentaine de feuilles A3 aurait sauvé des esprits en détresse), dessinent des signes cabalistiques sur leurs microscopiques étiquettes pour ranger tout ça plus tard, ne comprennent absolument plus rien, ni au texte ni à l’organisation du plan, car certaines analyses, mystérieusement, correspondent à plusieurs arguments, donnant l’impression de la parfaite vanité de cette laborieuse tentative d’organisée structurée, les étiquettes volent, je préviens qu’il ne doit rien traîner par terre parce que les femmes de ménage, en sous-effectif, sont déjà débordées, l’un perd sa colle, l’autre sa feuille, ça s’agite avec angoisse à mesure que l’heure qui tourne m’oblige à aller toujours plus vite -aucune étiquette ne doit rester orpheline.

La plupart ont eu la délicatesse de quitte les lieux avec tous ses confettis, plus ou moins collés, sans laisser trop de traces de cette fastidieuse séance de tâtonnements. A part ça, qu’ont-ils appris au cours de ces deux heures ? sans doute pas grand-chose. En revanche, j’en conclus :

  • Que si on se décide à organiser matériellement sa pensée et à donner des outils concrets aux élèves, la démarche doit être poussée au bout : idéalement, l’exercice aurait pu se faire sur tablettes, mais nous n’en avons pas. Prévoir de grandes feuilles ou prévoir de la place laissée en blanc sur leurs feuilles ordinaires structurées en parties et sous-parties n’aurait rien entravé à leur autonomie, mais aurait permis de gagner du temps et de la sérénité, donc une certaine disponibilité de leur esprit.
  • Qu’à un certain niveau de complexité, la pensée est nécessairement abstraite. Qu’on ne manipule pas au sens propre des idées complexes et nombreuses à l’infini : d’où l’intérêt de passer sans doute par cette étape à un premier niveau de réflexion (ce qui tient, en gros, sur une petite portion de table) et de passer à une certaine abstraction ensuite. En maths, ils ne comptent plus de bâtonnets depuis le CE1. C’est peut-être discutable, peut-être qu’on passe trop tôt à l’abstraction et au pur exercice intellectuel, mais c’est une simple nécessité de la pensée qui se complexifie. Les profs de maths n'ont aucun scrupule à parler de fonction affine sans la mettre en scène de façon spectaculaire, et je fais des nœuds à leur cerveau par des complexes d'intellectuelle qui voudrait qu'une dissertation ou un commentaire soit un exercice concret. Ça me casse les pieds, parce que travailler sur l’épopée d’un chantier gigantesque sans mettre les mains dans le cambouis est quelque peu décevant, parce que je trouve que la littérature n’est jamais une pure abstraction et parce qu’on n’en comprend les enjeux stylistiques que si l’imagination s’appuie sur une matérialité, une expérience très concrète. Mais peut-être pas par une mise en abyme ridicule des procédés-parpaings. On a beaucoup tâtonné, peu organisé, j’ai fini par ordonner un plan en Super-Architecte, ils sont restés plus que jamais la cheville ouvrière qui colle sur des feuilles pendant que je conçois.
  • Qu'on passe très vite de la construction méthodique à l'émiettement, et ce dans tous les domaines de la pensée. La complexification de la pensée donne assez vite lieu à un éparpillement complet, comme l'ont montré les petits papiers: ceux qui avaient déjà réussi à organiser, certes de manière moins aboutie, un premier plan, ont très bien su faire l'exercice, malgré sa complexité, alors que ceux qui se sont complètement embourbés étaient ceux qui, justement, n'avaient déjà pas compris les enjeux du texte, ne savaient pas d'avance faire un plan, même simplement deux parties. Tout plan dépend de toute façon d'une interprétation d'ensemble, le tout et les parties se construisent mutuellement en fonction d'une distance critique. Avant de travailler sur la manière de concevoir un plan, c'est encore et toujours sur cette approche du texte qu'il faudrait travailler, car tout en découle. Et c'est exactement là que l'échec se tient et nous nargue.

    Mais comme a dit Thibault surnageant au milieu de ses idées en miettes, « l’intention était louable, Madame. »
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