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bulletin conjugal

19 Décembre 2017, 22:02pm

Publié par Claire Mazaleyrat

A la remise trimestrielle des bulletins, les parents se pressent, attendent : le bulletin, certes, mais surtout les commentaires du professeur principal, qui passera un certain temps à redire ce qui est noté, à commenter des appréciations et moyennes, dans une logique de l’absurde qui contribue à cette absence d’autonomie qu’on reproche à leurs enfants.

Mais il y a parmi les dizaines de rendez-vous expéditifs pour « accompagner » les parents, quelques scènes marquantes. La mère d’A., nouvellement formatrice de jeunes adultes, qui suggère de faire des cours participatifs, celle de M. qui demande si on travaille parfois la méthode, ou celui-là encore qui demande ce qu’on peut faire pour les bavardages si les plans de classe, sanctions individuelles, avertissements et innovations pédagogiques n’ont pas encore pu les enrayer. Bah rien, en fait, faut juste qu’ils arrivent à se taire par moments. Et oui, on a eu la vague idée de les faire participer, de leur enseigner des rudiments de méthode. Vaguement, une trentaine d’heures par semaine. La mère d’A., toujours, qui demande s’il ne serait pas possible qu’elle vienne en cours, parce qu’avec elle son fiston se tiendrait sage. Ça n’agace même plus, et puis au fond je préfère des parents qui ont envie, même maladroitement, de participer. Je ne suis pas remise en cause personnellement par ces gens qui cherchent avec moi et de bonne foi à ce que leur enfant apprenne mieux. Il y a aussi ceux, polis, qui acquiescent et essaient de jouer l’autorité un peu tard devant moi, reprenant sur un ton de tragédien leur fils ingrat, leur fille dissipée. Il y a ceux qui pleurent en voyant le fruit de leurs sacrifices multiplier les remarques désolées et les résultats accablants sur leur bulletin. Il y a ceux qui repartent dignes et pétrifiés, humiliés de n’avoir pas pondu un génie, ou contents et fiers de leur progéniture. Il y a ceux qui ne viennent pas, qu’on ne voit jamais, qui ne répondent pas au téléphone, dont on ne sait pas toujours s’ils existent. Ceux qui règlent leurs comptes avec l’école et ceux qui sont tout heureux que leurs enfants y réussissent mieux qu’eux. Ceux qui remâchent leur position tout en bas de l’échelle et ceux qui montrent qu’ils l’ont gravie avec succès.

Par contre ce que je vois et entends parfois est plus douloureux. Non seulement les situations de véritable détresse de ces parents impuissants, ou qui vivent des choses qui dépassent complètement ce qu’on imagine de la petite vie d’un élève de Première, dont on s’étonne qu’il ne fasse pas sérieusement ses devoirs. Je n’ai pas envie de faire de l’étalage pathétique des misères et des drames de mes élèves. Après avoir longuement attendu, toujours souriant, le père de S. m’écoute avec dépit, et m’explique qu’il aimerait bien resserrer la vis, mais que sa femme l’en empêche. Un moment d’hésitation, alors que je viens de lui donner l’unique code d’accès familial au serveur du lycée. « Mais, excusez-moi, vous habitez bien dans le même foyer ? » Et oui, hélas. Mais la petite est devenue l’enjeu d’une querelle conjugale d’autant plus redoutable qu’elle est larvée. Le pauvre homme aimerait bien que la mère réagisse avec la même sévérité aux écarts de sa fille, mais visiblement n’a pas son mot à dire. Et qui c’est qui vient, seul, récupérer le bulletin ? S’est farci le rendez-vous chez le proviseur évitant de peu le conseil de discipline ? emmène la chérie au théâtre ? et il se fait engueuler en plus ! « Vous avez besoin que je vous soutienne ? » Et moi de m’embarquer dans un truc pas net, à promettre que je vais demander un rendez-vous à la mère exclusivement (mais comment, si la messagerie est familiale ?) et à montrer toute mon empathie envers ce père malheureux et préoccupé de l’avenir de sa fille, bien conscient que la minette profite de la situation pour jouer l’opposition entre les deux parents désunis. Et n’en faire qu’à sa tête, et passer ses cours à jacasser et se faire remarquer en cherchant des limites et un peu d’équilibre.  Il se passe des trucs bien plus glauques dans les familles, dont je comprends parfois des choses horribles à demi-mot ; il y a des gamines dont personne ne s’occupe, ou dont on s’occupe bien plus mal. Mais la détresse de ce pauvre monsieur est palpable. Ce n’est pas ce 6,3 de moyenne en français qui le tourmente, c’est cette invisibilité à laquelle les femmes de la maison l’ont réduit. Le besoin d’être un peu écouté, quelques minutes entre deux parents.

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