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Une époque de vaches maigres

13 Octobre 2014, 15:27pm

Une époque de vaches maigres

Sofi Oksanen, Les Vaches de Staline, 2003, traduction du finnois par Sébastien Cagnioli; Stock, 2011


Le roman de Sofi Oksanen est un peu long; mais ila le mérite de donner un sens particulièrement original à la notion, usée jusqu'à la corde, de "société de consommation" propre aux sociétés occidentales, en mettant en scène les rapports complexes d'une jeune femme, finno-estonienne, avec ses deux pays d'appartenance, l'un à l'ouest, l'autre à l'est, et avec la nourriture. Le roman se découpe en courts chapitres qui font alterner la voix d'Anna, entre la fin des années 1970 lorsqu'elle naît en Finlande et la fin des années 1990, vingt ans ponctués par les allers-retours entre les deux pays et la chute du communisme, et l'histoire de sa famille maternelle en Estonie, de 1945 aux années 70 marquées par la rencontre de ses parents. Trois histoires s'entremêlent: celle d'Anna et de la nourriture, car la jeune femme souffre de boulimarexie, c'est-à-dire qu'elle alterne séances de boulimie et périodes d'anorexie, celle d'Anna et sa mère, venues de l'Estonie et devant cacher de leur mieux des origines fort mal vues en Finlande, mais éprouvant de retour dans leur pays d'origine d'autres difficultés dues à leur statut de transfuges, et enfin celles des membres d'une famille restée en Estonie, et dévastée par les purges staliniennes dès la fin de la guerre. Le roman retrace ainsi cinquante ans de honte, de terreur, de secrets. qu'Anna enfouit au plus profond d'elle-même avant de les vomir systématiquement, tentant de maîtriser le cours d'une histoire meurtrière.
Il serait facile, et le roman l'évoque avec distance, de mettre en parallèle la pénurie de l'est, la famine des camps de déportés en Sibérie, en particulier les enfants d'Aino et d'Edouard Roug, des cousins de la famille, dont les fils garderont à vie leur taille d'enfants après avoir été nourris d'une ration insuffisante de pain pendant plus de dix ans, avec la surabondance de l'ouest où vit Anna. C'est de cette tension permanente entre le manque et l'excès, que naîtrait en somme ce besoin de gaspiller la nourriture que sa famille n'aurait jamais pu ne serait-ce que rêver du temps du communisme.


p. 537 (Livre de Poche): "Oui, maman. Je gaspille tout ce que tu n'avais pas, sans exception. Je laisse tomber tout le reste et je me concentre sur l'essentiel: manger. J'ai régurgité tout ce que tu as bien pu me faire manger. J'ai régurgité tout le reste, car je ne sais rien recevoir qui entre en moi, je sais seulement recevoir ce qui demeure à la surface, comme les regards."


Ce gaspillage de la nourriture avalée en quantités folles et vomies juste après, ce culte de la minceur et de la maîtrise du corps, de cette "surface" lisse et mince où se mirent des regards qui n'entrent en rien dans la chair, sont aussi autant d'images de la société de surabondance dans laquelle nous vivons, "à l'ouest". Les troubles alimentaires sont apparus avec l'excès de nourriture et la contrainte imposée par la mode qui pèse sur le corps, en particulier des femmes et des jeunes filles. On a paradoxalement commencé à cultiver la religion de la minceur à mesure que les rayons des supermarchés croulaient sous des denrées plus alléchantes, plus sucrées et grasses que jamais on n'avait pu en rêver. A la faim a succédé la "malbouffe" et les dérèglements alimentaires, l'obésité et son corollaire, l'anorexie. Maux qui touchent justement les plus pauvres, les plus fragiles, les familles qui, quelques décennies plus tôt, ont souffert de la dénutrition. Cet excès mis en scène à travers les festins d'Anna, le pain dont elle se gave en particulier, et dont l'odeur même dans les magasins suffit à évoquer pour elle une tentation ambiguë -ce mélange de parfaite maîtrise de ses pulsions, organisées autour des séances programmées, aspetisées par les mille et une précautions diététiques et sanitaires dont s'entoure la docte Anna, et de démsure complète des quantités ingurgitées- exprimerait ainsi une certaine manière d'absorber et de vomir en même temps le monde de l'hyperconsommation dans lequel nous vivons sans distinction de classe ou de pays à l'Occident depuis les années 1990. Or ce que nous absorbons devient notre propre substance, et nous pousse à nous interroger, comme Anne, sur ce nous sommes lorsque nous ne sommes plus que ce que notre appétit insatiable de biens de consommations ingurgite avec violence. De la chair sans volonté, une volonté de se remplirpour mieux combler le manque, un tonneau des Danaïdes qui n'en finit pas de voir s'écouler le sens de nos existences.


Le roman de Sofi Oksanen va plus loin en effet qu'une énième plongée dans les affres de l'anorexie. Non seulement il explore les mécanismes qui conduisent à ces aberrations alimentaires, à ce "dérèglement de tous les sens" presque métaphysique auquel se livre Anna pour contrôler son image et accepter d'avoir un corps, mais il donne en outre à ce comportement une autre source, nichée au creux d'une identité malheureuse, écartelée entre deux hontes et réduite à une nostalgie d'autant plus honteuse qu'on ne devrait pas pouvoir regretter un pays où sa propre famille a tant souffert. Et c'est en cela que tient la beauté du roman, même si le motif de la nostalgie de l'est et la recherche frénétique d'articles vintage rappelant les belles années du communisme peuvent avoir de quoi agacer depuis que le réalisateur de Goodbye Leninl'a mis sous les feux de la rampe. Anna, finlandaise honteuse de ses origines mixtes, grandie dans la honte des origines esties dans les années 1980, fille d'un père finlandais cependant, mais lointain, toujours absent et occupé à entretenir des prostituées russes à l'est, alors que sa femme estonienne est toujours suspectée d'être elle aussi un trophée de voyage rapporté par le mari volage, vit la chute du Mur et les changements de l'Estonie comme la fin d'un monde pourtant un peu magique, celui de l'enfance et du secret. Le roman évoque les faces les plus sombres de l'époque estiesans complaisance: les fouilles, les interdictions, la pénurie et le marché noir, les dénonciations, les mouchards qui espionnent les familles venues de l'ouest, d'un côté et de l'autre de la frontière. L'envie et la cupidité des membres de la famille restés en Estonie, aussi, le mensonge dans lequel chacun macère, de génération en génération. Mais l'ère du soupçon est aussi celle d'un mystère qui peu à peu disparaît, et vide Anna de sa substance même, que nulle orgie ne pourra venir combler, à mesure que les denrées qu'elle aimait tant dans son Estonie perdue se normalisent, disparaissent, changent de prix,d e format, de goût. La crème aigre, les chocolats qu'on achetait au kilo pour un prix dérisoire, comme les vieilles nippes début de siècle qu'on continuait de trouver dans les magasins peu alimentés par l'industrie textile soviétique. Cette nostalgie échappe à la niaiserie parce qu'elle s'appuie sur une description du quotidien de l'Estonie soviétique sans édulcorant. On peut aimer un pays merdique, non parce qu'on y vit "à satiété", tous bonheurs comblés, mais par uen forme d'attachement intime et inexplicable:
p. 94: "Dans le monde d'Anna, on n'avance jamais. Pour avancer, il faut faire la queue, partout attendre et faire la queue, pour le taxi l'administration le café le magasin de tissus la douane, pour arriver où que ce soit il faut d'abord faire la queue, fût-ce pour atteindre le comptoir dégarni d'une boucherie dont la vitrine réfrigérée bourdonne à vide, peut-être qu'au fond il y a encore des pelmeni, de la saucisse pour enfants et des pieds de porc, ou une autre fois d'autres morceaux, plus tard, le porc estonien ayant été amélioré par sélection pour donner une autre race dont on tire autre chose que la queue, les pieds et les oreilles dans une cuvette émaillée blanche au fond de la vitrine réfrigérée, derrière laquelle le vendeur vêtu d'une blouse élimée observe d'un air aigri, immobile devant son boulier."


La pénibilité du quotidien, les mensonges officiels, la morne ambiance qui plombe ces queues sans fin: rien n'est édulcoré de cette réalité que quiconque a vécu dans un pays socialiste reconnaîtra sans peine, et pourtant la honte d'Anna réside dans cet amour absolu qu'elle éprouve pour ce pays des origines occultes, dont on ne connaît de Finlande que les putes et la misère. Lorsque la jeune femme commence, enfin, à dire ses origines, à parler du pays de jadis, c'est lorsqu'il est déjà "perdu", en cours de disparaition du moins sous l'ouverture du marché, et qu'elle-même cherche désespérément les traces de ce qui fut, et qui la constitue autant que ce qu'elle mange ou vomit.


La voix narrative oscille entre plusieurs époques, entre intimité et distance. Anna est évoquée à la première et la troisième personne au cours des mêmes phrases, comme s'il était impossible de rester trop longtemps sujet d'une même action dans l'éclatement du temps et de la personne: à l'image de ce corps si parfaitement maîtrisé, qu'Anna maintient dans une apparence de perfection, de la peau des coudes au niveau de calcium, des gencives à la commissure des lèvres, et pourtant lointain, absent, étranger, insensible presque. En effet, à la vie alimentaire d'Anna qui ponctue le roman s'ajoute une autre ligne, plus souterraine, celle de sa sexualité, pour raconter un rapport au corps et à soi-même imprégné de honte et d'absence à soi-même. Anna a des amants, mais ne ressen rien, ne veut rien, ne désire rien. Elle offre son corps parfait avec un détachement, une liberté qui n'ont rien du don de soi, mais beaucoup d'un détachement mortifère avec son corps. Incapable de répondre quand Hukka, son petit ami, lui demande ce qu'elle veut, elle s'éloigne de lui parce que ses questions provoquent en elle une véritable souffrance: elle comprend par son incapacité de lui répondre à quel point sa volonté, tout entière tournée vers la maîtrise de son corps et de ce qu'elle ingurgite et dégurgite, est une enveloppe vide. Cette avidité est bien sûr une image terrifiante de notre époque, marquée par le culte des apparences et d'une certaine disponibilité - en particulier féminine. La sexualité féminine est en effet orientée autour de deux archétypes dont on ne parvient pas à s'extraire: prostitution, notamment des Esties, qui rappellent sans fin le rapport de force entre l'homme, occidental, et la femme qui n'a que son corps à vendre, et la soumission de l'épouse aux infidélités du mari, qu'elle est bien obligée d'accepter. Le comportement d'Anna semble marquer une certaine liberté par rapport à ces rôles séculaires de soumission féminine, mais il n'est qu'une variante de cette disponibilité du corps objet, désirable, entretenu pour être regardé et touché avec plaisir, tel que nous le vend l'industrie cosmétique de la société de consommation. La détestation de soi atteint à la fois la fille de l'est, la transfuge partie à l'ouest en quittant les siens, le corps"naturel".
Le drame d'Anna et de sa mère ne se limite pas à la psychologie de comptoir que j'esquisse ici avec maladresse. Les meurtres et disparitions, trahisons et lourds secrets de famille qui hantent la maison de la grand-mère restée dans sa maison de Haapsalu. Là encore, la distance, souvent teintée d'ironie, de la narratrice, marque la dureté de ces destins faits de sang, de faim et de larmes -sur lesquels seul le silence s'appesantit, car la honte hante encore, quarante ans plus tard, les histoires de famille d'un village où tout le monde surveille tout le monde, où les petits-enfants des "traîtres" sont encore tenus à l'écart de la vie commune.
p. 431:
1952
Edgar s'est tiré une balle quand il a été arrêté.
Richard n'a pas été retrouvé.
August a été exécuté.
Sofia
n'a pas pleuré.


Ainsi se traite en quatre brèves lignes le destin de ces frères et soeur qui donneront naissance à la mère d'Anna (Sofia est sa grand-mère). Comme dans une comptine enfantine, les frères sont tués, disparaissent, ou se cachent. Affaires politiques et intimes s'entremêlent dans de sombres arrière-cours, et la lumière n'est jamais faite sur les crimes du passé, dont le lecteur ne comprend que des bribes dans le foisonnement des époques et des personnages, comme Anna elle-même ne comprend qu'une partie de cette histoire qui est la sienne et ne cesse de lui échapper. La violence qui en résulte donne sa force âpre au roman, tissé de silences alors que des détails innombrables décrivent les scènes de bouffe de la jeune femme, comme si une fois encore on cherchait à masquer la réalité brute de la souffrance et de la mort des uns par la vanité des autres, comme si la nourriture ingurgitée devait masquer le vide de ces jeunes gens disparus ou enterrés vivants dans des prisons sinistres.


Le rapport étroit qui se dessine dans ce beau roman entre le corps féminin et la question du manque contribue à donner un tableau saisissant de notre époque et de notre monde, archi-comble et repu comme un ogre qui digérerait sur une montagne d'ossements. Mais il parle aussi du désir, de ses méandres, de ce qu'il a d'obscur et de honteux dans une société de la transparence affichée. Car la frigidité d'Anna a son pendant, cette force qui la pousse à traverser encore et encore le détroit pour ranimer les souvenirs d'un pays détesté, honteux, honni, et tendrement aimé, à la recherche de sa propre identité et de ses désirs enfouis. Le corps souffrant et torturé de la jeune femme n'est pas qu'une enveloppe charnelle qu'elle travaillerait de sa volonté, il est l'exact pendant de son âme sensible, coupée en deux par la honte infligée aux Estis d'un côté, aux descendants d'un "traître" de l'autre. Le désir de manger et le désir de retrouver une part perdue du passé vont de pair: ils expriment une volonté de vivre en dépit des souffrances subies, une ténacité que rien ne saurait vaincre, à l'image de ces années de résistance et d'acharnement à durer des membres de la famille déportés en Sibérie. Le corps et l'âme apparaissent donc, non plus comme dissociés, mais intrinsèquement liés dans cette quête éperdue de survie dans un monde, certes moins hostile, mais vidé de son sens, un monde de l'étrangeté radicale et du silence, du vide et de l'insignifiance, auquel il s'agit de redonner une âme. Ou une certaine candeur, un peu de féminité en somme

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