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Vie de quartiers

20 Novembre 2013, 11:05am

Boulevard du Crime à Casablanca

Driss C. Jaydane, Le Jour venu, Seuil, 2006

Mahi Binebine, Les étoiles de Sidi Moumen, Flammarion, 2010

Vingt ans et des années-lumière séparent les deux jeunes gens qui prennent la parole dans ces deux romans, qui m’offrent un premier aperçu de Casablanca et ses disparités folles pour mon arrivée ici.

Le roman de Mahi Binebine se déroule dans le bidonville, récemment détruit, de Sidi Moumen, maintenant en pleine réhabilitation, où va s’implanter le tramway de la ville, manière de dire que la modernité la plus flamboyante a désormais pris possession de ce quartier marqué par la lèpre de la misère et la honte de ses générations perdues. Le narrateur et l’un de ses nombreux frères font partie d’une équipe de foot, la plus prestigieuse des quartiers environnants. C’est à travers le regard de cet enfant perdu du bidonville que le quotidien est décrit, dans toute sa violence et son âpreté : enfants battus, viols collectifs, enterrement dans la montagne d’ordures d’un adversaire qu’on a tabassé trop fort, boîtes de sardines qui revêtent les allures d’un festin, et histoires d’amours et d’amitié qui jalonnent malgré tout cet univers sordide. Les mères s’évertuent à garder la dignité que les pères, terrassés ou dégringolés de l’échelle sociale, ont perdu, en reprisant indéfiniment les loques de leurs fils, en leur apportant des gâteaux, ou en passant quotidiennement de l’eau sur la poussière de leur petite terrasse. En marge des ordures dont les effluves baignent le quartier, où les plus débrouillards donnent une deuxième –ou une énième- vie à des objets brisés, une vie s’organise, vie d’êtres rampants en proie à l’éternelle déveine des pauvres. Car on échoue à Sidi Moumen, mais s’en extraire relève de l’impossible ou du rêve : les morts avérés et les disparus douteux seuls peuvent échapper à la boue du bidonville, à cette vie d’êtres rampants et grimaçants qui peuplent les lieux.

Pourtant le narrateur et l’une des « étoiles » du bidonville, son ami Nabil, auraient presque pu s’en tirer : ils sont embauchés dans un petit garage, où ils réparent les mobylettes de tout le bidonville, et le narrateur vit une émouvante histoire d’amour avec Ghizlane, quand le propriétaire du garage s’en prend aux fesses de Nabil, qui attirent tout le quartier, et que ce dernier l’assomme et le met à mort, pris d’horreur et de panique. Les deux jeunes gens demandent alors de l’aide aux amis du grand frère Hamid, des islamistes radicaux qui se débarrassent du cadavre et cachent les deux gamins, pour leur montrer peu à peu un autre chemin, qui les mène à l’Islam le plus radical et surtout, le plus meurtrier : tous deux, avec les autres « étoiles de Sidi Moumen », finissent par mourir dans l’attentat de l’hôtel Gemma qu’ils ont fait éclater. Une fois encore, la déveine, la marque d’un destin raté, s’impose à eux, et leur rappelle qu’on ne sort que mort de ce bidonville où se tassent les espérances déchues. Mahi Binebine se livre à une chronique de la désespérance ordinaire qui mène au fanatisme religieux, car les « frères » qui arrivent dans le quartier sont bien les seuls à s’occuper de ces garçons, à les faire manger et dormir, à les traiter avec respect en leur apprenant à se redresser et à se comporter en bons musulmans. Si ces enfants sont instrumentalisés par l’émir et ses compagnons, partis vers d’autres missions quand les bombes explosent, ils ont été dupés par les seules personnes qui aient pu leur faire croire à une existence possible : une semaine de vacances dans les montagnes, organisées par l’émir pour les féliciter de leurs efforts, a constitué pour eux la plus belle expérience de leur vie. Le roman fait la démonstration que la misère est mère de fanatisme, et rejoint en cela de très nombreux récits tournant autour de la genèse de la violence, tant individuelle que collective. L’actualité de cette dernière décennie, en particulier à Casablanca, a rappelé cette évidence que pauvreté et humiliés finissent par se révolter au nom de valeurs qui s’opposent à celles des puissants, et que le fanatisme religieux n’a pas d’autre source que le désespoir. En France aussi, on a beaucoup parlé des laissés-pour-compte caillassant leurs banlieues natales avant d’aller prêcher le Djihad, mus par des imams véreux. C’est ce que raconte Thierry Jonquet dans Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, reprenant des vers d’Hugo dont on se rappelle la maxime « Construisez des écoles et vous fermerez des prisons », ou quelque chose comme ça : l’ignorance, le rejet des Grands de ce monde qui laissent pourrir une partie de leur jeunesse dans des zones de non-droit, où la violence s’établit en toute impunité, fait le lit des extrémistes, et plus particulièrement des fanatiques islamistes, qui ne sévissaient pas du temps de Hugo, mais finissent par constituer un lieu commun foisonnant dans la littérature contemporaine.

Plus ambigu et à mon sens plus intéressant à cet égard est le roman de Driss C. Jaydane, qui ne met en scène aucun salafiste, mais décrit la bonne société casablancaise des hauteurs d’Anfa à travers la voix d’un fils de bonne famille, qui peu à peu découvre la réalité et ses inégalités, et s’en remet à la bonne conscience de sa caste sociale et à sa propre suffisance. Le narrateur est un jeune homme bien né, fils d’un avocat et aristocrate, pour lequel il n’est nul péché qui ne soit d’avance pardonné par un Dieu bien complaisant à l’égard des descendants de son Prophète ; sa camaraderie avec un fils de pied-noir espagnol qui fréquente comme lui le Lycée Lyautey l’entraîne dans un monde qui le fascine à travers le personnage de Malik, journaliste de gauche, rebelle et très croyant, qui lui fait découvrir l’autre visage de sa ville, celui de la médina et de ses salles de prière, de sa décharge peuplée d’enfants crasseux, à demi humains, de la dignité possible des domestiques qu’il n’avait jamais daigné regarder comme des hommes à part entière et de ses cafés. La société marocaine des années 80, celle de Hassan II, vingt-cinq ans après la décolonisation, apparaît ici comme coupée en deux et traversée par des inégalités aussi profondes qu’elles semblent éternelles, car la richesse infinie des uns repose sur la domination absolue des autres. Les heureux élus du Maroc moderne n’ont aucun intérêt à ce qu’une classe moyenne voie le jour, car leur félicité ne serait guère aussi rayonnante : des bonnes corvéables à merci et reconnaissantes d’être employées « dans une si bonne maison », des chauffeurs qui n’ont plus de leur nom qu’un surnom et pas de visage, un salon marocain pour recevoir et tous les avantages et la modernité de l’Occident pour le quotidien, des repas où le champagne accompagne une espèce d’Islam qui ne sert qu’à justifier l’ordre des choses comme elles sont… Une société bien pourrie et hypocrite, qui se repaît de ses privilèges et loue le souverain qui a tant fait pour son peuple, qui a su éviter le chaos (on brandit l’exemple catastrophique des voisins algériens à toute objection) et bouter les colons hors du Maroc –historiquement, cette dernière affirmation est à vérifier de toute urgence, mais je voulais ainsi exalter le nationalisme dont se parent les hauts dignitaires marocains). Mais cet état de choses ne dure précisément que parce que le peuple est le premier à affirmer son allégeance aux puissants, à l’égard de la vieille Fatima, fille d’une esclave affranchie par le père du narrateur, qui vient rejouer la comédie du servage en présentant au maître son petit-fils, Bouchaïb, qui par ses origines et son prénom est voué à la même servitude que la grand-mère. L’aliénation des faibles est renforcée par l’autoritarisme qui règne sur le pays : manifestations réprimées dans le sang, mouchards postés dans tous les cafés et les compartiments de train où deux hommes parlent et risqueraient de remettre en cause le royaume, viols et torture infligés aux rebelles qui ont essayé de fomenter la révolte… Si le jeune narrateur apprend à se déciller pour finir par se ranger du côté de sa naissance en toute connaissance de cause, le personnage de Malik est plus ambigu : à la fois protecteur du narrateur auquel il sert pourtant de mentor et de guide spirituel, en l’emmenant à la mosquée des vrais croyants, il part pour la France et la liberté d’expression qui y règne sans avoir le courage de combattre l’oppression au Maroc. Figure énigmatique, personnage à la fois éminemment religieux et qui finit par se complaire dans les bras d’une jeune Française malgré son nationalisme affiché : son lyrisme révolutionnaire cède le pas à une certaine lâcheté, mais peut-être son départ marque-t-il aussi la seule issue dans un pays qui broie les intellectuels et dénie toute dignité à la pensée au profit de l’argent.

Car la satire sociale et la critique acerbe d’une société dominée par l’appât du gain et l’hypocrisie religieuse sont au cœur de ce roman profondément ironique. Le discours indirect libre des parents du narrateur, en particulier, et ses propres pensées, par la suffisance et le cynisme qu’ils expriment, contribuent à donner au roman un ton dérangeant. Cruauté des maîtres envers leurs esclaves toujours complaisants, réduits à des objets interchangeables et remerciant toujours d’avoir une « bonne place », coucheries des maris et névroses des mères qui soignent leurs crises de foie à coup de prozac, rythment les pérégrinations du jeune narrateur, dont les passions dans la vie, avant l’arrivée de Malik, se réduisent à ses matches de tennis le samedi et Cool and the Gang dans la voiture qui le ramène au bercail. Car avant sa chute, sous l’effet de la drogue et de l’alcool, dans un garage poisseux des quartiers populaires, il ne voit le monde qu’à travers la vitre de la voiture conduite par cette entité silencieuse, SImo, le chauffeur et n’en perçoit que les bribes que l’on croise sur les trottoirs propres des beaux quartiers, où l’on regarde les pauvres avec méfiance, et où les gardiens se sont transformés en Kapo pour garder leur place, prêts à fondre sur le frère affamé de la campagne une fois qu’il s’est embourgeoisé en ville par l’aliénation à un maître riche. Le goût du détail visuel contribue à l’aspect sociologique du roman : l’attention portée sur les chaussures, les Nike à bande bleue sur toile blanche du narrateur d’une part, les misérables sandales éculées, découpées à même le pneu, qui s’entassent à l’entrée de la mosquée de la médina, par exemple, renforcent le contraste entre deux mondes qui cohabitent dans l’indifférence et la dépendance mutuelle.

Derrière la sociologie, l’histoire tourmentée du Maroc, que d’aucuns cherchent à oublier ou travestir, n’est jamais très loin. Les nouveaux maîtres du pays se parent d’un nationalisme flamboyant, et méprisent les anciens colons dont ils ont adopté certaines coutumes : les parents du narrateur voyagent régulièrement à travers l’Europe, en rapportent de bons vins et des amitiés sans odeurs. En revanche le fils Peralta, quoi qu’il soit né au Maroc et peut-être plus implanté dans le pays que tous ses camarades, n’a pas le droit de se considérer comme l’un d’eux : le narrateur et Malik se retrouvent « entre Marocains » et parlent à cœur ouvert sans lui. L’esclavage réel est proche encore, et la bonne Fatima se souvient de ce qu’elle doit au maître qui l’a affranchie. En revanche on ne se rappelle pas les manifestations réprimées dans le sang. Les membres de l’Istiqlal sont publiquement adulés, mais on ne dit rien des tortures qu’ils ont ordonnées pour maintenir un pouvoir répressif. Rien des richesses accumulées par quelques bien nés, qui se sont appropriés le pays tout entier et daignent de temps en temps faire une aumône à leurs compatriotes arriérés de la campagne en les prenant à leur service. Si le jeune narrateur fréquente le lycée français, c’est parce qu’on ne veut pas avoir l’air trop arabe, mais on se proclame fièrement marocain devant des « étrangers » comme Daniel Peralta… Enfin, les Saoudiens qui paradent dans la capitale économique et tiennent le chapelet d’une main, les pétrodollars de l’autre, exigeant de la chair fraîche pour assouvir au Maroc leurs instincts bestiaux bridés dans leur propre pays, et que les mères avides s’empressent de combler en leur envoyant leurs filles vierges, montrent aussi des rapports occultes entre religion et pouvoir, et surtout la nouvelle donne qui s’établit sur le plan des relations internationales dans les années 1980 au Maghreb, et en particulier au Maroc soutenu par ce « grand frère » saoudien dont il aura tant de peine à se débarrasser. Ces exemples témoignent avec force dLs contradictions d’une société du paraître, qui n’a gardé de sa culture que les symboles honorifiques en en pervertissant le sens, apparaissent d’autant mieux que la théâtralité de l’écriture renforce ce jeu de masques.

Le roman est constitué de nombreuses petites scènes qui marquent le jeu de rôles dans lequel chacun se complaît. il va de soi qu’une fille doit arriver vierge au mariage ; ce qui n’empêche pas le narrateur de fricoter avec Yasmine, mais sans que celle-ci n’ouvre les cuisses, ce qui réduit leurs jeux érotiques à une véritable pantomime sans excès de plaisir : les deux amants s’essuient les cuisses avec pudeur, et se rhabillent. Quand la jeune fille assiste aux funérailles grandioses de la grand-mère, c’est à peu près comme si le narrateur ne l’avait vue, puisqu’elle « portait un caftan » ; mais les valeurs traditionnelles, dans leur forme la plus absurde, sont bien respectées. Les funérailles sont d’ailleurs l’occasion de manifester son deuil et sa piété filiale à grand renfort de larmes et de pleureuses pour les uns, et sa servilité à l’égard des grands pour les autres. Alors que les invités vantent publiquement les vertus de leur hôte par le déchiffrement d’un rêve étrangement fortuit et transparent, les gardiens et chauffeurs eux-mêmes font les honneurs de la maison, et en tirent un prestige d’emprunt qui les ragaillardit ; même s’ils sont les seuls à ne rien gagner que cette fugace aura. Une scène manifeste un certain humour noir, proche de la clownerie la plus acerbe : lorsque le narrateur reçoit à la place de son père Fatima-la-noire avec son petit-fils, il joue le rôle du maître et effectue tous les rites qui sont attendus de lui : laissant la vieille femme au sol, comme prosternée à ses pieds, il s’assoit sur le sofa, la dominant de toute sa hauteur, et fournit toutes les répliques attendues par son rôle : cajoleries à l’enfant, question absurde sur les liens de parenté, plaisir manifesté par cette visite… Et Fatima de répondre de même à l’attitude du jeune maître, fustigeant le jeune enfant et marquant sa soumission absolue. Les personnages répondent exactement à ce que leur position sociale en fait, des pantins privés d’âme et de cœur, qui réinterprètent la même pièce vieille de plusieurs millénaires dans l’ennui et la solitude.

Car riches et pauvres, figés par leurs positions, sont réduits à des figurines grinçantes qui effectuent une farce tragique autour de la décharge, au centre du roman et de l’apprentissage du narrateur. Malik y l’y conduit en prétextant avec ironie ou cynisme un voyage à la campagne, pour lui montrer la réalité de son pays et l’engager à réagir avant de devenir à son tour l’un de ces personnages de cire sans conscience et sans révolte. Or cette plongée dans l’enfer des bidonvilles rappelle le roman de Binebine par la puissance de l’évocation de la misère absolue, sans prendre le même parti : les individus rampants qu’aperçoit le narrateur au milieu des détritus infects n’ont ni visage, ni nom, ni humanité : ce sont, à l’égard de l’ « homme-oignon » qu’on dit être né là, abandonné par sa mère dans une cagette d’oignons, des monstres à la lisière de l’humanité, les véritables déchets de la société marocaine. La découverte de la montagne d’ordures et de ceux qui y rampent évoque immédiatement chez l’auteur repris par Malik Kafka, dont la Métamorphose sous-tend tout le récit. Ces individus sont moins des hommes que des cafards, purs produits qui émanent des poubelles d’Anfa : de même que les bonnes fouillent les restes des maîtres pour se nourrir, ces déshérités, qui sont nés sans nom et sans argent, sans la Grâce d’Allah, fouillent pour survivre dans ce que la ville exsude de plus ignoble, dans la boue que représente l’abjection de la bonne société à bonne conscience. Cette montagne d’ordures exprime toute l’absurdité d’un univers où l’homme est privé de sa dignité : l’une des premières leçons que Malik inflige au jeune homme est de saluer avec déférence son chauffeur, lui rendant ainsi une personnalité et une existence dont il est dépourvu à son service. Vision d’horreur que le jeune narrateur s’empresse d’oublier en se lavant : chez lui, il y a toujours des serviettes propres et des bonnes qui au bien-être du corps et de l’âme. Ne nous affolons pas : tout rentre dans l’ordre et l’ennui ordinaires, car le fils est pris en mains par un père moins autoritaire que corrupteur, qui a tôt fait de remettre en cage dorée le futur héritier. Comme on a veillé à cacher la mort e sa grand-mère à sa petite sœur, on endort vite sa lueur de conscience dans l’obscurité des grands dîners et des affaires, et il ne sera pas le Candide d’un roman d’éducation, mais une autre victime, au fond, tout à fait consentante, d’une société montrée comme absurde et profondément injuste, qui assure la pérennité de l’espèce des nantis par l’impossibilité aux pauvres et aux opprimés de prendre conscience d’eux-mêmes.

Or avoir seize ans en 1981 laisse entendre qu’on a atteint la pleine maturité du pouvoir et de la richesse en 2010, date de la parution du roman. Si Jaydane implante son roman sous le règne d’Hassan II, c’est aussi pour montrer les origines de la société actuelle. Si les grands travaux et la modernisation des quartiers les plus insalubres de la ville battent leur plein, il n’y a pas encore de trop grands risques que les pauvres envahissent Anfa, si ce n’est pas la violence la plus fanatique, qu’on n’a pas su prévoir quand elle germait, et qui risque de faire éclater l’ensemble de cette montagne d’ordures qui se cache sous les résidences les plus luxueuses et les hôtels somptueux.

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