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Aller simple pour l'oubli

20 Novembre 2013, 11:06am

Cahier d’un retour au pays natal

Dany Laferrière, L’Enigme du retour, Grasset, 2009

Lyonel Trouillot, Yanvalou pour Charlie, Actes sud, 2009

Emile Ollivier, Passages, Le Serpent à Plumes, 1994

Si le motif littéraire de l’exil imprègne tant la littérature caribéenne, et en particulier celle d’Haïti, où sont nés ces trois auteurs, c’est que l’instabilité politique et économique qui règne dans leur pays a contraint bon nombre d’entre eux à quitter la terre natale, et provoque de nombreuses questions sur l’exil, le départ, les origines, et le retour. Qu’est-ce que quitter son pays, si ce n’est se déraciner, s’arracher à une culture, une famille, qu’on ne pourra jamais retrouver, car les villes et les pays changent plus vite, hélas, que le cœur d’un homme ? Ces amères questions sont au cœur de nos trois romans, qui présentent pourtant en apparence des situations fort différentes. Plus largement, dans la littérature de l’exil se posent des questions fondamentales : qui suis-je si je ne suis plus de nulle part, si l’aller et le retour se confondent dans un eternel départ pour le pays où l’on ne cesse d’être l’étranger, aux yeux des autres et aux siens ?

Vivre loin de son pays natal force à s’interroger sur ses origines et sa propre identité, bien plus que lorsqu’on ne le quitte pas : « rien ne vous tue un homme comme de représenter son pays », écrit Cortázar en préambule de Marelle, autre roman qui met aux prises un homme avec les deux rives de l’océan et les deux destins possibles d’un homme qui ne peut qu’être entre les deux côtés (de l’atlantique et du miroir), sans jamais trouver l’unité perdue. Cette phrase résonne particulièrement à mon oreille en ce moment, non seulement parce que je vis à l’étranger et ne me résous pas à représenter dignement la France dans chacun de mes gestes, mais aussi parce que les gens que je côtoie, nés en France ou au Maroc, vivent des relations complexes à leurs pays d’origine, et se définissent par une posture qui semble au cœur de ces trois romans aussi : peut-on être soi quand le chemin des origines s’est brouillé, que le cahier d’un retour au pays natal est indéchiffrable ?

Dans Passages d’Emile Ollivier, paru il y a déjà un certain temps, s’entremêlent deux récits : d’une part, la population d’un village ravagé par la sécheresse, la famine et la terreur de la dictature de Duvalier construit une embarcation pour rejoindre les rives de l’Amérique, avant d’échouer au large de Miami, où une survivante rencontre le personnage de l’autre intrigue, celle qui met aux prises un exilé haïtien au Canada avec sa quête des origines, à travers mélancolie et histoires d’amours avortées. Yanvalou pour Charlie au contraire ne se déroule qu’en Haïti, mais oppose la ville de la réussite arrogante du héros Mathurin D. Saint-Fort à ses origines rurales, ramenées à la vie par l’irruption d’un adolescent rebelle qui force le jeune homme à retrouver ce lien perdu avec les origines honnies et ce qu’il fut. Enfin, le récit de Laferrière, d’une beauté saisissante, mélangeant les séquences de récit à la prose poétique et aux vers libres, est l’évocation d’un Haïtien qui rentre au pays natal après des années d’exil au Canada, suite à la mort de son père, qui vient aussi de mourir en exil mais qu’il n’a pas revu depuis l’enfance. La dispersion de soi et le morcellement d’un pays à travers ses individus en perte d’identité réunissent ces trois récits, qui mêlent la culture vaudoue, celle de l’enchantement et des origines, à la réflexion sur l’identité et le cheminement de héros perdus, dans une errance qui évoque parfois celle d’autres exilés célèbres, comme Horacio dans le roman de Cortázar évoqué en préambule.

Morcèlement, quête identitaire, détresse de l’homme qui a perdu son propre passé, réflexion sociale et politique sur les ravages de la dictature sur le pays qu’on a abandonné aux charognards, se mêlent dans ces récits qui vont bien au-delà du récit d’un retour impossible en terre natale, mais narrent aussi la désolation d’un pays abandonné à son sort : si les personnages ont fui leur pays, ce n’est pas pour voir du pays mais pour ne pas y crever de faim comme dans Passages, y être assassinés dans L’Enigme du retour ou échapper à la misère et la honte familiale dans Yanvalou : l’exil s’est fait dans le déchirement et tout départ peut être définitif, si bien que l’étrangeté réside moins dans l’échappée que dans le retour dans un lieu où l’on est « mort » symboliquement des années plus tôt. L’avocat brillant Mathurin D. Saint-Fort a réduit à la seule initiale D. son prénom du lieu d’origine, et c’est lorsque Charlie l’appelle Dieutor, rappelant cette identité première, que commence le voyage de retour. Ayant nié son prénom typiquement rural au profit d’un clinquant « Mathurin » qui fleure sa bonne bourgeoisie, le personnage est violemment rappelé à ses origines campagnardes, pauvres et surtout humiliantes : la mort de son demi-frère apprise trop tard, l’adultère de son père et sa double vie, l’opprobre sur la famille qui l’ont conduits à tout quitter pour sortir de cette honte aux murs lézardés, quitte à laisser sur place tout ce qui fut bon en lui. Avec l’arrivée de Charlie, il se trouve confronté à la réalité de Port-au-Prince, dont la violence lui saute à la figure : le jeune garçon est un enfant des rues, qu’il faut habiller, nourrir, loger, puis soigner quand il est blessé par balles, et enterrer en secret quand il en meurt. En sa compagnie, Mathurin-Dieutor est confronté aux regards sarcastiques des gens, qui voient en lui un amateur de jeunes garçons, et se trouve alors soudain face à une autre image de la ville et de lui-même. Malgré tout ce qu’il a essayé de fuir en se hissant dans le monde privilégié des affaires et de l’argent, en refusant de s’apitoyer sur les clients mauvais payeurs et de regarder les humbles qui le servent, la réalité de la prostitution, de la violence, des enfants abandonnés dans les rues de la ville qui se débrouillent comme ils peuvent avant de crever comme des chiens, des milliers de déracinés qui ont moins bien réussi que lui, victimes de l’exode rural massif et amassés dans des bidonvilles ignobles de la capitale, lui explosent à la figure comme ce prénom qui lui fait honte. A travers les récits de Charlie, qui n’en finit par de parler et de lui raconter sa vie et ses misères avant de se taire à jamais, l’avocat se trouve obligé lui-même non seulement d’écouter cette voix déjà d’outre-tombe ou d’outre-temps, mais surtout de se confronter avec cette autre vie-là, de chercher avec les autres enfants la cache où la « tante » de Nathanaël a planqué l’argent : son expédition dans le bidonville, qui tourne au drame quand Charlie reçoit une balle par erreur, tient à la fois de la plongée dans les enfers et du voyage initiatique qui le ramène aussi vers sa mémoire perdue. Longeant les cahutes désolées en s’efforçant d’éviter les bandes de terrain qui servent de latrines publiques et les ornières, il se fait à la fois complice d’une tractation des plus douteuse, mais surtout s’imprègne physiquement de cette atmosphère pour le moins scatologique, en même temps qu’il est confronté à la violence des relations humaines qui s’établissent dans cette vie de chiens. La sœur de Nathanaël, l’ami de Charlie, est en fait sa mère, trop jeune pour assumer sa maternité, rejetée par ses parents et contrainte d’élever seule et dans le mensonge l’enfant, fils du viol et de la résignation.

Cette réalité insupportable d’Haïti est aussi au cœur de L’Enigme du retour : le narrateur revient dans une ville folle et misérable, où tout ne semble tenir que par un fil, quelque part entre l’hystérie et la désespérance, l’argent qui circule à folle allure et la faim, la vraie faim, celle dont on ne parle pas. La prostitution et le sexe se glissent dans le regard appuyé d’une passante ; la peur, la violence contribuent à l’étrangéité de cet haïtien de l’exil, qui ne peut aller à la campagne qu’accompagné d’un garde du corps et voit surgir la mort sur une Kawasaki, spectacle ordinaire de la démence d’une ville qui crève doucement sous le soleil :

Dans cette région

La famine fut si terrible

Qu’on a dû manger les fruits encore verts

Puis les feuilles des nouvelles pousses.

Des arbres nus sur une longue étendue.

Des instantanés scandent la narration, et donnent cette sensation de suivre un narrateur en éternel mouvement, un passant dans le pays pour toujours proche et étranger. Ces passages à mi-chemin des vers et de la prose, tissés de blancs et de silences, expriment un indicible : le voyageur ne fait que capter des morceaux d’une réalité qui lui restera à jamais étrangère, au moment même où elle le touche en plein cœur : il ne fera jamais entièrement partie de ce pays qui est pourtant le sien et qui a nourri des années d’exil. Je crois que c’est là l’un des aspects de ce récit qui me touche le plus : pour avoir traversé l’espace d’un pays qui n’était pas le mien, et avoir tant voulu lui appartenir, je me suis heurtée sans cesse au regard des autres : l’intonation de ma voix, l’accent, trahissaient une étrangéité qui me rejetait au plus profond de ma condition humaine d’éternelle passante sur une terre qui n’appartient à personne. Voir un pays à travers des instantanés, dont le touriste prend des photos et que le narrateur de L’Enigme du retour, arpentant Haïti en égrenant les vers de Césaire, voit comme à travers les vitres du taxi, ou la fenêtre de l’hôtel. Il ne perçoit de cette réalité que des éléments disparates qui font sens, mais qui lui échappent à jamais, car son départ a bouleversé la solution de continuité qui fait qu’un homme appartient à un pays et à un paysage. Ce regard d’étranger dans son propre pays fait l’originalité de ce récit particulièrement humble et lyrique à la fois, où la poésie parfois proche du haïku reste proche d’un naturel prosaïque, d’un regard porté sur le monde et sur les autres plein d’humanité et d’empathie. L’objet le plus ordinaire trouve sa place dans cette mosaïque de petits riens qui dessinent une réalité profuse, et contribue à la beauté triste de ce récit et recueil poétique. L’imitation de Césaire, sensible à travers le spectacle désolé de ce pays ravagé, contribue à ce regard à la fois extérieur et intimement proche des êtres et des choses qu’il dépeint, comme si la distance personnelle et poétique donnaient voix et visage, couleurs et odeurs à ces infiniment petits qui composent un univers.

Dans les trois récits, en effet, les voix s’entremêlent, alternent, faisant de ces voyages d’allers et de retours en terre inconnue un discours polyphonique pour dire la multiplicité de sa réalité et l’impossibilité de la saisir de façon univoque. En premier lieu, Yanvalou est adressé à Charlie, écrit à la première personne du singulier, qui donne voix à Mathurin Dieutor, et avec cette voix émerge en lui une conscience : l’allocution à ce « frère », qui évoque et double le véritable frère qui ne fut connu du narrateur qu’à sa mort est coupée par les passages où Charlie s’exprime au discours direct, émaillant ses phrases de tics caractéristiques, comme le « sorry » qui ponctue son discours. Cette alternance donne l’impression d’un dialogue entre l’avocat revenu à lui-même et cet autre moi possible qu’est ce jeune homme surgi de son passé et de sa part la plus humaine. C’est aussi à un dialogue entre morts et vivants qu’assiste le lecteur, ce qu’évoque le « yanvalou » dans la culture vaudoue : une danse qui honore la terre où reposent les morts et le dieu Damballa, représenté par un serpent dont les ondulations des danseurs épousent le mouvement :

Et quand nous verrons les lumières de la danse, quand nous verrons les mains des batteurs et le grand corps de la foule qui ondule, se baisse, se relève, le grand corps fluide de la foule dansant, quand nous entendrons la voix de la foule chanter : Faites l’amour ô Ayizan, faites l’amour, quand nous entendrons le choeur crier : Je te salue ô Terre

La danse comme l’invocation d’Ayizan font écho à ce chant vaudou des origines perpétué en campagne haïtienne qui honore les ancêtres et l’amour de la tradition. Ce passage, à la fin du roman, en mémoire de Charlie, clame à travers le passage d’un je individuel à un nous collectif celui d’une collectivité unie par la culture partagée et capable de résister à l’émiettement de la terre. L’individualisme dont fait preuve le jeune Mathurin et ses collègues, dans le monde hypocrite et factice de la capitale, s’oppose à ce rêve d’unité primordiale et de communauté qui résonne à travers le yanvalou et le retour à un tu fraternel, à l’instar de cette apostrophe amoureuse, « Dieutor, mon Dieutor », proférée par Anne des années plus tôt et qui résonne encore aux oreilles de Mathurin quand il plonge dans ses souvenirs. La voix de la jeune fille évoque un autre être, qui aimait jouer de la guitare au clair de lune, et devient un appel du passé qui émerge dans la conscience brouillée du jeune homme comme un cri pour se souvenir, à la fois du lieu d’origine et de ce nom initial, sans doute quelque peu ringard dans le monde des avocats d’affaires aux dents de requin, mais donné par les parents et constitutif d’une identité perdue.

Le thème du double est aussi présent dans L’Enigme du retour, à travers le neveu du narrateur, qui rêve de devenir écrivain comme lui et s’attache à ses pas à travers le pays : à travers ses aspirations, l’auteur vieilli se revoit jeune et désireux de quitter cette terre stérile, où l’on ne peut rien écrire qui ne soit interdit ou vain. Alors qu’une certaine filiation s’esquisse dans ce rapport de dédoublement, le narrateur est en quête de son propre père, dont il apprend tardivement que son exil fut politique et que c’est sa mère qui ne voulut jamais le rejoindre : malentendus vieux de trente ans qui ont barré la route à toute compréhension possible entre le père et le fils, chacun perdu dans son exil respectif et ne se sachant pas si proche. Mais le dialogisme s’enrichit encore des rencontres, regards échangés avec les autres, ceux qui sont restés au pays et posent sur le narrateur un regard interrogateur, comme cet homme croisé sous sa galerie qui l’observe :

Je suis sûr de le retrouver au retour

A la même place.

Dans deux jours comme dans dix ans.

Je passe mon temps à courir.

Lui reste immobile sous sa galerie.

On se croisera au moins

Deux fois dans la même vie.

A l’aller et au retour.

Ceux qui sont restés, ceux qui sont morts et ceux qui sont encore là, créent un réseau complexe au sein duquel le narrateur peine ) trouver sa propre réalité, tant le récit est marqué par le passage : ce thème est au cœur du roman d’Emile Ollivier aussi, et correspond bien à l’instabilité narrative et existentielle qui caractérise ces deux derniers récits d’exil ; car si le narrateur de Trouillot (doit-on rappeler qu’il est le seul de nos trois auteurs à être toujours resté à Port-au-Prince ?) trouve son omphalos[1]au village natal où il repeint la misérable école, celui de Laferrière comme le héros d’Ollivier continuent leur errance sans retour possible au pays natal.

Normand Malavy, exilé au Canada, a rencontré Amparo, cubaine exilée aussi, et est parti essayer de la retrouver à Miami, où il rencontre peu avant sa mort Brigitte Kadmon Hosange, unique rescapée du naufrage de la Caminante, bateau de fortune construit par les villageois haïtiens de Port-à-l’Ecu pour essayer de quitter leur terre de famine. Mais Amparo se lie d’amitié avec Leyda, la première femme de Normand, et elles parlent de leur vie, de leur exil et de l’homme qu’elles ont aimé. Le roman est construit sur une alternance entre la partie haïtienne et la partie nord-américaine, entre la communauté qui s’allie dans le projet fou du départ et les errances amoureuses de Normand Malavy, individu esseulé et éternel « passant appliqué à passer, donc à jeter le trouble, à infliger notre chaleur, à dire notre exubérance », comme l’indique la citation de René Char en exergue de la troisième partie du roman, où les destins des deux personnages naufragés, Brigitte et Normand, se rencontrent. L’alternance des points de vue permet donc de mettre en scène l’appel de l’ailleurs rêvé et la nostalgie du pays natal, la désillusion et la désespérance, mais aussi le parler pays et la langue plus française de la partie citadine. Alors que les deux femmes peignent le portrait d’un homme qui n’est plus à travers leurs dialogues, un autre narrateur donne à voir une certaine image d’Haïti qui « n’en finit par de s’émietter » et de s’éparpiller d’exils en naufrages, à travers un « nous » collectif permettant de donner voix à ce peuple marqué par la diaspora :

Nous venons d’un pays qui n’en finit pas de se faire, de se défaire, de se refaire. Coureurs de fond, nous avons franchi cinq siècles d’histoire, opiniâtres et inaltérables galériens.

Si le roman dit l’errance d’individus en proie à un destin de damnés, il dit aussi à travers la fable de la Caminante et sa fin tragique la communauté d’un peuple et sa volonté de survie, qui le caractérise au-delà des exils et des martyres :

Qui disait que le voyage est illusoire ? On a beau se déplacer d’un endroit à un autre, se livrer à une agitation sans relâche, en réalité, on ne fait que marquer le pas, tant les lieux restent inchangés. Dans leur soif de départ, les voyageurs ignorent souvent qu’ils ne feront qu’emprunter de vieilles traces. Mus par une pulsion, quand ils ont mal ici, ils veulent aller ailleurs. Ils oublient que le mieux-être est inaccessible puisqu’ils portent en eux-mêmes leur étrangeté. Leur trajet, à la limite, ne dessinera qu’une boucle, tant les événements sont jetés là, orphelins, les attendant, pareils à des quais de gare. Ils erreront sans fin, animés du même désir fou que celui qui hante le destin implacable des saumons : ils tâtent des fleuves, des océans, pour retrouver à la fin l’eau, même impure, où ils sont nés et y pondre en une seule et brusque poussée, une réplique d’eux-mêmes et mourir.

A l’errance d’êtres perdus et inconscients de l’être se mêle l’image d’une éternelle répétition d’un même destin, scellant le voyage de tous les hommes unis dans le même désir d’ailleurs et de retours aux sources : le roman lui-même dessine cette boucle en dépit des mouvements browniens de Normand, qui essaie d’échapper à cette destinée de passant fantomatique.

Mais si l’exil et l’absurdité du départ, pourtant aussi nécessaire que l’est celui des saumons au temps des grandes migrations, apparaissent avec force dans la mélancolie qui nimbe ces récits, le nous collectif résiste à cette dispersion des hommes sur des terres étrangères –fussent-elles en eux-mêmes- grâce à une culture commune, une langue et une origine qui donnent un sens mythique à ces pérégrinations tristes. C’est en particulier à travers la figure vaudous d’Erzulie que la dimension mythique de ce voyage collectif apparaît avec force. En effet, lors du voyage en mer sur un bateau de fortune, une cérémonie est organisée par Amédée Hosange, capitaine de la Caminante, au cours de laquelle Noelzina est possédée par le loa, et peu après commence la tempête. Alors que les passagers du navire sont encore à demi sous l’emprise du rhum et des transes consécutives à la cérémonie, Noelzina bascule par-dessus bord, annonçant le naufrage du bateau mais rappelant aussi la figure d’Erzulie Freda, déesse essentielle du culte vaudoue assimilée à une sirène (de nombreuses légendes circulent des Antilles au Brésil, où elle est aussi appelée Iemanja) :

Drapée dans la voile blanche dont les pans flottaient autour d’elle, elle fut emportée par-dessus bord, resta un instant suspendue dans les airs, le corps allongé. Majesté sans poids, elle a plané avec des battements d’ailes imperceptibles avant d’être happée par une lame. Deux fois, elle réapparut au milieu des tourbillons d’écume. La troisième fois qu’elle plongea, elle ne remonta plus.

A certains égards, ces retours au pays natal décevants ou impossibles disent l’absolue solitude de l’homme et son impossibilité à trouver une identité authentique, une fois coupé de ses racines. La quête d’origine et d’identité qui anime ces récits d’une manière ou d’une autre révèlent la détresse consécutive au départ, qui isole à jamais l’exilé dans sa double étrangeté : étranger en pays étranger, il l’est aussi au pays natal, et n’est plus finalement qu’un « passant occupé à passer ». Mais une culture commune émerge pourtant à travers le dialogue et l’échange : ce n’est pas seulement dans la communion autour d’un ancêtre ou d’un dieu vaudou que cette proximité apparaît, mais dans la solidarité qui se tisse entre les personnages, dans l’empathie qui se dégage de ces regards sur l’autre. Si Mathurin trouve son identité véritable en abandonnant la capitale et les affaires au profit de ses désirs d’adolescent et d’une véritable connaissance de l’autre qui est en lui, Normand Malavy la trouve en enregistrant le témoignage de cette compatriote naufragée qu’est Brigitte Kadmon Hosange, pour dénoncer la détresse de ces naufragés poussés par le désespoir et la faim et accueillis comme des chiens sur les rivages américains. Quant à L’Enigme du retour, récit bouleversant à mon sens, il offre sur chaque personne, chaque pièce, chaque objet rencontrés au cours de ce voyage sentimental un regard qui en révèle la beauté et lui redonne dignité et poésie : c’est à cette discrète intimité avec l’autre qu’invite ce récit de retour au pays natal, qui abolit finalement toute « distance » sociale et géographique au profit d’une empathie respectueuse (il n’est pas question de faire pleurer Margot sur les misères des Haïtiens, ni de dégouliner de pitié tiers-mondiste) envers l’autre, dont le visage apparaît comme le seul lieu où l’on se trouve soi-même.

[1] Je choisis ce terme un peu pédant parce qu’il est aussi au cœur de toute la réflexion mi-pédante mi-ironique d’Horacio, le héros de Marelle, lui aussi à la recherche de ce lieu de l’origine et de l’identité, qu’il finit par trouver dans le chapiteau d’un cirque ou dans le labyrinthe de cordes qu’il tisse dans une chambre de l’hôpital psychiatrique où il travaille, comme si cet « omphalos » ne pouvait être que le lieu de la folie ou du renversement des valeurs.

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