Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
lavisdeslivres.over-blog.com

Allumeuses et pétroleuses

18 Avril 2015, 11:07am

Publié par Claire Mazaleyrat

Allumeuses et pétroleuses

Boualem Sansal, Harraga, 2005, Gallimard

Dans Harraga, Boualem Sansal n’évoque pas le destin de ceux qui partent, les « brûleurs de route » qui disparaissent et dont on ne saura rien ou presque- mais de celles qui restent. Lamia, la narratrice, infirmière à Alger, et Cherifa, adolescente tombée du ciel et de plus en plus enceinte qu’elle héberge. Avec un sentiment ambigu d’exaspération et de tendresse vis-à-vis de la jeune fille qui déborde de toutes parts. Et déborde des cadres, d’abord. Celui, restreint, de la maison, de ses règles et des velléités d’ordre de Lamia. Celui des frontières closes d’un pays dont on ne s’échappe que muni d’un visa ou d’une barque de fortune, et qui étouffe ses femmes. Comme Louza, l’amie d’enfance de Lamia, enterrée vivante par un mariage sinistre.

Ceux qui partent et celles qui restent

Aux hommes qui partent, comme Sofiane, le frère de Lamia parti on ne sait où, et qui confie à sa sœur l’intrépide Cherifa, répondent les femmes, disparues « de l’intérieur » qui quittent leur village natal pour se perdre dans les villes, ou qui restent accrochées, comme Lamia, à une maison, une histoire, un pays dont elles n’ont pas fini de compter les deuils.

p. 95 : « A force d’y penser et de maudire l’inconscience de Sofiane, il m’est venu une sorte de révélation ! Hier comme aujourd’hui et sans doute en sera-t-il ainsi jusqu’à la fin des temps, on quitte davantage ce pays qu’on y arrive. Il n’y a rien de logique à cela, engendré du vide n’est pas dans la nature de la terre, chasser ses enfants n’est le rêve d’aucune mère et personne n’a le droit de déraciner un nomme du lieu où il est né. (…) Nous sommes des harragas, des brûleurs de routes, c’est le sens de notre histoire.»

Cette « malédiction » algérienne s’exprime par la voix désabusée et tendrement ironique de Lamia, acculée à un choix qui remet en cause radicalement sa solitude tranquille et fière dans la vieille maison : accueillir Cherifa comme une fille prodigue qu’elle n’a jamais eue, ou la mettre dehors ? Les relations entre les deux femmes sont faites de querelles, d’exaspérations réciproques, et d’une complicité profonde. Cherifa va et vient, quitte les lieux pour débouler quelques jours plus tard alors que Lamia avait lancé des avis de recherche à travers tout le pays, dispersant ses frusques dans tous les recoins de la demeure. Elles deviennent mère et fille, suscitant chez la dure Lamia une tendresse insoupçonnée, dont elle la première à se moquer. L’infirmière pédiatrique bourrue et solitaire sanglote en découvrant combien elle tient à la frivole Cherifa, imperméable à la culture et à toute influence extérieure. Ces relations complexes figurent assez bien le rapport de la jeunesse à l’âge mûr, mais aussi celui de l’Algérie à ses enfants, qu’elle ne parvient pas à retenir, en dépit de cet amour qu’ils ne cessent de lui porter comme à une marâtre qu’on ne saurait ni haïr, ni supporter bien longtemps.

Une critique acerbe de la marâtre-patrie

Ce qui amène le narrateur, par la voix de Lamia, à vitupérer contre le pays en de violentes diatribes et des satires amères d’une réalité cruelle, surtout aux femmes qui naissent et vivent sans aucun droit. Bonnes à tout faire ou prostituées, objet de toutes les infamies, soumises par les hommes et les lois, elles n’ont de recours que la fuite ou cet emmurement en soi-même qui caractérise Lamia avant l’irruption de Cherifa.

p. 239 : « Toute la nuit, j’ai réfléchi.

Sofiane avait tout, une maison, mon affection, des amis, des habitudes. Mais le reste, on ne vit pas que d’amour et d’eau fraiche entre quatre murs ? Je ne vois pas, je me demande, ce qui tue, on ne sait pas toujours le nommer. La pauvreté des jours ? La bêtise ambiante ? Oui c’est cela mais il y a plus fort, le traficotage, la religion, la bureaucratie, la culture du crime, du coup, du clan, l’apologie de la mort, la glorification du tyran, l’amour du clinquant, la passion du discours hurlé. Est-ce tout ? Il y a le mauvais exemple Il vient de haut, il y a le gouvernement qui prend son inculture pour un diamant légendaire, sa barbarie pour du raffinement, ses bricolages, pour de formidables stratégies d’Etat, ses détournements pour de légitimes rémunérations. (…) Est-ce là tout ? Non, il y a les murs qui s’effondrent, les calamités auxquelles la gouvernance nous a abonnés, et toutes les angoisses, les angoisses terribles, d’une vie à l’arrêt. »

Ce portrait au vitriol de la marâtre-patrie procède de la gradation, pour tenter d’expliquer le départ de Sofiane et de tant d’autres. Qu’est-ce qui donne sens à la vie, et qui pousse tant d’hommes et de femmes à chercher ailleurs que dans leur propre pays l’air qui permet de respirer ? Ces questions amènent Lamia à une critique radicale du pays, de ses dysfonctionnements, de son hypocrisie, de la place d’une religion dévoyée qui enterre toute velléité de vivre au profit d’une espérance absurde en une mort plus heureuse, de l’esprit d’enfermement qui règne. Dans ces lignes, on retrouve l’ironie d’un Chawki Amari vis-à-vis de l’absurde quotidien algérien, et la verve critique d’un Kamel Daoud, tous les deux journalistes algériens particulièrement critiques vis-à-vis de la réalité d’un pays qu’ils n’ont pourtant jamais voulu quitter. On pourrait y être heureux, si l’on pouvait être heureux en prison ; comme Lamia, cloîtrée volontaire dans les souvenirs de sa vieille demeure parmi les ombres du passé, comme les religieuses qui accueillent Cherifa pour l’aider à accoucher clandestinement.

Une réflexion profonde sur la liberté individuelle

Cherifa représente ce désir de vivre à tout prix, et de résister à l’enfermement ambiant dans un pays, des traditions, une tendre affection familiale même. Elle est partie de son village à Oran, s’y est fait engrosser par le mirage d’un amour romantique, s’est retrouvée par le hasard des rencontres à Alger, et n’en finit pas de se sauver pour tenter d’agripper quelques morceaux de liberté si chèrement acquis. Quitte à se montrer ingrate vis-à-vis de Lamia, l’affection filiale étant l’une de ces attaches auxquelles on essaie d’arrimer ceux qu’on aime pour les priver de leur liberté essentielle. A cet égard, les tentatives de Lamia d’ « éduquer » Cherifa se heurtent à un échec riche de sens. Décidant de la libérer de ses préjugés et de son ignorance crasse par une solide instruction, elle l’emmène à travers Alger découvrir les somptueuses traces du passé, espérant que la jeune fille ne restera pas insensible à ces vestiges de l’histoire et s’ouvrira enfin à la Culture. Amère déception :

p. 175 : « La culture est le salut mais aussi ce qui sépare le plus. »

La « sous-culture » populaire de Cherifa la rend absolument imperméable à la beauté des œuvres qui l’entourent au musée, et qui l’ennuient profondément. Ainsi s’oppose une culture classique, et pour tout dire, élitiste, à la « sous-culture » qu’incarnent « Ben Laden, Bouteflika, Zarqaoui, Saddam, Terminator ou Zidane, John Wayne Madonna, Lara Croft, Mickey Mouse, Belmondo, Bruce Lee, Benflis, Oum Keltoum » et autres effigies pêle-mêle entassées dans le « souk » des posters qui s’adressent aux badauds. Le mélange des univers de référence s’oppose encore une fois à l’ordre que tente d’inculquer Lamia à sa protégée, avatar d’un classicisme auquel reste rétive la bordélique Cherifa, qui se caractérise par un « mauvais goût » signe de son appartenance populaire- mais aussi de sa liberté. Elle porte des frusques improbables, tapageuses, offertes par son amant oranais, un maquillage outrancier, une odeur nucléaire tant le parfum est agressif, et les efforts que déploie Lamia pour la convertir au « bon bout » restent sans effet. Le fossé est trop brand entre ces cultures qui se chevauchent dans un mépris réciproque, et le seule sentiment qui s’empare de la jeune fille à la vue de ces vestiges d’un passé dont elle ignore tout est l’humiliation, tant elle se sent incapable de pénétrer ces univers réservés à une élite intellectuelle.

Boualem Sansal n’engage évidemment pas ses lecteurs à mépriser la Culture au nom de ce ramassis d’icônes que représentent les visages offerts sur les affiches du souk. Mais il invite à une compréhension et une bienveillance sans paternalisme vis-à-vis de ces jeunes gens certes « incultes » mais mus par des aspirations bien plus courageuses que celles qui ancrent des Lamia et censeurs dans les rets de l’habitude, de la résignation, d’une fatalité mortifères- et pourtant essentiels, car ils sont les garants de la survie du pays, ils sont ceux qui restent et subissent pour que le pays continue d’exister pour tous ceux qui en sont partis.

Femmes d’Alger dans leur appartement

Lamia fait partie de ces femmes arrimées au port, mues par un mélange de générosité et de résignation, d’espoirs flétris et de rêves de jeunesse qu’un souffle peut encore ressusciter, qui peuplent les pages de la littérature algérienne contemporaine. C’est la voisine mélancolique qui guette le passage du narrateur dans Sommeil du mimosa, c’est la mère des enfants partis depuis longtemps qui contemple les infimes traces de vie dans la propreté immaculée d’un appartement clos dans les nouvelles de Hajar Bali.

Mais cette résignation apparente masque un profond courage, celui de rester quand tout le monde part, et de résister à la dépression et à l’absurde. Notamment par l’arme du regard porté sur la vie, empreint d’ironie et d’humour, de tendresse satirique, et d’un rythme trépidant.

C’est ce langage qui caractérise le roman, et permet de sortir de la pathétique litanie des malheurs de l’Algérie au profit d’une gaieté amère, donnant force et courage à Lamia et aux femmes qu’elle incarne. La dérision permet de tenir debout dans le marasme ambiant des départs répétés.

Ainsi lors de ce récit du mariage de Louiza, signant son destin d’enterrée vivante :

p. 47 : « La noce fut un enterrement de lépreux. Sous les habits de clochard des villes inoffensif et superflu se dissimulait un fanatique hyperdangereux, il ne voulait ni liesse ni fantaisie. La bave aux lèvres, il nous a bombardés de versets du Coran et de promesses funestes puisées dans le manuel du parfait terroriste. Le contexte appelant la lâcheté, les hommes prirent des airs de fiers-à-bras et se mirent à déclamer des sourates comme des kamikazes. Depuis, traumatisée, je me pose la question : l’islam fabrique-t-il des croyants, des lavettes ou des terroristes ? La réponse n’est pas simple, les trois peuvent être d’excellents comédiens. »

Ce regard plein de dérision et d’acuité dénonce avec force les engluements d’un pays qui se vide non seulement de ses jeunes, mais de l’espoir qui leur permettrait de rester. En même temps qu’il célèbre le courage de « celles qui restent », il exalte la fièvre des « brûleuses de route », des Cherifa frivoles et boudeuses qui donnent dans la tourbe fourmillante de grands coups de pied pour ébranler l’ordre d’une société exsangue –et pourtant maternelle, matricielle, dont le plus lointain exil ne coupe pas le lien infrangible de la mère à son enfant.

Commenter cet article