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Le livre des sables

20 Mars 2015, 21:10pm

Le livre des sables

Ali Bécheur, Chems Palace, éditions Elyzad, Tunis, 2014, 264 pages, 19,90 euros

C’est avec une citation de Borges que s’ouvre Chems Palace, celle qui donne son titre au Livre de sable : « sans fin et sans commencement », le roman de Bécheur fonctionne par cycles et par boucles, à travers les méandres de l’écriture et de la mémoire. A l’image de ces dunes infiniment remodelées par le vent et le temps, changeantes et apparemment identiques, qui parcourent ce désert sans fin au gré des errances. Le narrateur, al-moâllem, l’ancien instituteur d’un village perdu dans le désert tunisien, revient lors de sa retraite dans l’oasis de son premier poste, pour y couler des vieux jours tranquilles, et recommencer une vie nouvelle sous les palmes bercées par le vent. Mais à l’entrelacement du passé et du présent s’ajoute une nouvelle dimension, quand un certain Nadir, qui se dit être son ancien élève, devenu un potentat richissime à la tête d’un vaste consortium d’hôtels- il va justement en implanter un, de luxe, le Chams Palace, au cœur de l’oasis- bref quand Nadir lui demande d’écrire sa biographie. Après bien des tentatives de se défiler, voilà le molle promu historien du magnat, et il lui invente à partir des bribes enregistrées dans le dictaphone une existence qu’il retrace dans le roman de sa bienheureuse renaissance dans l’oasis du temps retrouvé. L’histoire fantasmée de Nadir, petit bédouin obligé de fuir vers la mer après avoir été surpris avec la belle Rima, s’enlace donc à la chronique de l’oasis où le molle fait le tour de sa propre existence, revivant ses amours avec Gisèle au hasard d’une affectation à Tunis, et maintenant pris aux rets de la voluptueuse Tabous. Pendant ce temps le petit Nadir vend des babioles aux touristes, échoue comme serveur dans un hôtel où il devient la victime et le giton occasionnel d’un Bavarois de passage, qui lui donne recommandation pour un autre hôtel, à Djerba. Il rencontre alors Sandra, femme d’affaires mûre et objet de tous ses fantasmes, qui décide de l’emmener avec ses bagages à Paris, où l’esclave sexuel devient peu à peu l’amant attitré de la reine des cosmétiques, avant qu’à ses dernières heures elle en fasse son légataire universel. Et le voilà de retour, plein aux as, au pays, où il s’empresse d’épouser, vingt ans après son départ, Rima devenue vieille pute dans un bordel de Tunis. La faute rachetée et l’honneur lavé, il multiplie les projets pharaoniques et défigure les côtes du pays, avant de finir criblé de balles : c’est la vengeance du palmier qui protège encore l’oasis, le dernier coup porté par Sidi Sultane, le marabout qu’on honore dans l’oasis, aux ennemis qui tentent de détruire le jnan, à la fois jardin et paradis au cœur du désert et de la caillasse.

Les ruines circulaires

Dans ce récit spiral aire, où tout s’achève aux lieux mêmes de l’origine, où les mêmes événements se reproduisent sans fin, l’irruption brutale du temps vient rappeler l’imminence de la « fin du monde » : l’apocalypse est la destruction annoncée de ce lieu originel et jusqu’alors préservé du monde, l’oasis où se cultivent des traditions séculaires et un décompte antique du temps. Là où la montre, léguée par un anthropologue français à Tian, le gardien des lieux, « ne sert à rien ». Le désert est le lieu privilégié des clichés sur l’infini et l’éternel. Et de fait, ce retour au paradis perdu du molle semble obéir à la même logique de l’éternel retour en un omphalos, nombril du monde et matrice, enclave dans le temps qui obéit à ses propres rites, ses propres heures, comme suspendues dans une immortalité heureuse. Nadir, comme l’écrivain, sont les « fils incestueux » de leurs amantes maternâtes, qui leur font goûter les plaisirs d’un paradis perdu et encore espéré auprès d’une houri.

p. 67 : « C’est ici que j’étais venu chercher, enfin, la réponse que je devais à Nadir. Une lueur empourpra l’horizon des ergs, virant au violet, et l’étendue prit la teinte des olives écrasées sous la meule qu’entraine la ronde du chameau aveuglé. Je me tenais au bord d’un espace en déshérence, abandonné à moi-même, tapi au centre du monde, comme la vacuité au centre de l’être, dont je découvrais les abysses dans cette fêlure où l’existence frémit, sidérée. Le sentiment de la solitude me transperça de part en part, semblable au sabre du poète, en ce lieu délié, o=ù les chaînes tombent. Lisière intraitable, incontrôlable, où tout pouvoir est désarmé, ultime refuge des rebelles, des relaps et des prophètes hallucinés, où la modernité se dépouille de ses atours tapageurs. »

Or l’auteur ne cesse de marquer les irruptions du temps – et de la ruine- dans cette oasis de paix. A travers le personnage de Nadir et ses projets immobiliers, mais aussi à travers la menace de la ghorba, l’exil, qui planche sur les lieux. Saâd se fait vieux, et ne pourra bientôt plus grimper au faîte des palmiers pour les entretenir ; ses quatre filles, mariées au loin, ne l’aideront pas plus que son fils, devenu une star du foot dans la lointaine capitale, et espérant partir dans un club européen. Il n’y aura bientôt plus personne pour entretenir le réseau séculaire des canaux d’irrigation qui nourrissent les palmiers à l’ombre desquels les abricotiers déversent leurs délices dorés sur ces habitants, eux-mêmes vieillissants. La mort de Youssef signe cette chute dans le temps, car à son inhumation n’apparaissent que des visages usés par le temps, sans que nulle naissance ne vienne donner à l’oasis l’espoir d’une vie nouvelle à attendre.

Du côté de Nadir, l’ascension fulgurante du petit nomade maigrichon, parvenu au faîte de sa gloire et de sa puissance, est aussi ternie par la bouffissure du temps : Sandra meurt dans sa splendeur d’un cancer généralisé, après s’être teint les cheveux, après s’être fait un certain nombre de liftings. Rima, « la grosse dondon » qu’on voit dans l’entourage de Nadir sans imaginer qu’elle puisse être sa femme, a des mèches décolorées à l’eau oxygénée, une chair flasque malaxée par trop de mains, et la bergère aux seins tendus est devenue une vieille douairière enturbannée de couleurs sombres, au parler vulgaire, qui maque l’impossibilité de revenir au vert paradis des amours enfantines. Quant à Nadir*, au sommet de sa gloire, c’est « celui qui donne l’alarme » et par qui arrive la ruine, mais c’est aussi l’opposé du zénith, et en quelque sorte la prémonition d’un coucher de soleil sur l’oasis. La fin du jour est celle d’un monde, dont les ruines au sommet du ksar finissent par n’être plus que l’espace désolé que surplombe un épervier, par la voix duquel au début et à la fin s’annonce le récit, regard surplombant la finitude des hommes et des lieux où s’ébauchent leurs destinées.

Une éducation sentimentale

Si la puissante Sandra fait de son jouet sexuel, Nadir, un nomme, au terme d’une éducation sentimentale et sexuelle rigoureuse, qui passera par l’humiliation et les coups de cravache, d’autres péripéties des personnages marquent leur apprentissage d’une vie sous les auspices du désir et de la frustration, du plaisir et de la solitude. « Le petit fennec » commence par trousser maladroitement la jeune Rima

p. 129 : « Il la pétrit de ses doigts impatients, brûlants et durs, tandis qu’il l’ouvre, la fore, la fouille, ahanant acharné, vibrant sur elle, embrasé, ruant pour mieux s’empaler sur le fer rouge qui la taraude. Le cri tressé de leurs halètements monte à l’assaut des palmiers. »

avant d’être à son tour violé par le sympathique Bavarois qui s’était érigé en ami et protecteur, lui payant des bières et lui ouvrant sa chambre. La naïveté du petit fennec en prend un coup, et cette chute dans l’âge adulte et ses violences offre en parallélisme tout aussi cruel à travers le récit de Rima, devenue petite bonne à Tunis après avoir fui le village et victime des « amours ancillaires » que lui impose son patron avant d’échouer dans un lupanar. Pute de luxe pour grande dame, le petit Tunisien est emporté à Paris et soumis à de véritables leçons, avec punitions et récompenses, jusqu’à ce qu’il comprenne que son plaisir doit consister à celui qu’il donne à l’autre. On imagine que Rima apprend, sans y trouver le moindre plaisir, qu’elle n’est là que pour en donner. Si Nadir fini par devenir un « renard » et un nomme auquel s’attache sincèrement la dame de ses pensées à mesure qu’elle vieillit et qu’il ne l’aime et la désire que plus tendrement, Rima n’a pas cette chance, à qui il déposera un chaste baiser sur le front le soir de leurs noces avant de partir avec une call-girl mandatée d’Europe pour passer un nuit plus prometteuse.

Au temps du bonheur retrouvé et de la renaissance de tous ses sens, le molle est invité à des plaisirs aussi intenses dans les bras de l’entreprenante Taous, au sexe tatoué d’un palmier qui doit la rendre féconde. Retrouvant ainsi à l’autre bout de sa vie les premiers émois du désir et du plaisir partagé, comme si c’était au cours du long apprentissage d’une existence que la jouissance, enfin, était promise à part égale aux deux partenaires qui se retrouvent dans la nuit et le silence. Ces étreintes heureuses ne font pas oublier la violence que le sexe dévoile entre hommes et femmes et entre groupes sociaux dans le récit de Nadir. Esclavage sexuel des petites bonnes dans les familles bourgeoises de la capitale, tourisme sexuel, prostitution des beaux éphèbes auprès des hommes ou des femmes d’un certain âge désireux de vivre des aventures exotique sous le soleil de Djerba… Si l’éducation sexuelle de Nadir finit par le grand amour qu’il vit aux côté de Sandale roman ne cèle rien, à la fois des tabous liés à la sexualité, et surtout de la violence dont elle est empreinte et qui témoigne de relations parfaitement inégales entre maîtres et esclaves du monde.

Luxuriance et miroirs

Ce qui frappe dans ce roman du désert, c’est la luxuriance du verbe et la fécondité des récits, qui s’engendrent et se font écho, générant un jeu de miroirs troublant.

p. 35 : « A l’issue de la traversée de l’austérité minérale, j’entre dans un autre règne, celui de la luxuriance. De la pléthore, de l’excès. Le jaillissement de l’eau, véloce, entre les bords boueux de la séguia, la densité de l’ombre déchirée d’éclairs, l’explosion de la lumière dès qu’elle a transporté l’ombrelle des palmes, épées nues tombant des voûtes vertes, sur quoi s’exhale l’odeur de l’oued, relent de vase mêlé à la fragrance piquante de la menthe poivrée. »

L’oasis apparaît comme le lieu du jaillissement et de l’abondance, du désir et des fruits ; c’est sur ses palmes bercées par le vent que s’ouvrent le récit et le jour par lequel il commence. Mais la minéralité dure du chott est soumise à une même description lyrique et profuse, qui en dit l’immense richesse cachée sous l’écrin d’une apparente monotonie.

p.15 : « Le terre-plein fait au ksar une manière d’esplanade où la caillasse roule des galets de cuivre quand la crue de la clarté l’inonde. A perte de vue une étendue torturée de plis coupés de crevasses, la couleur et la rugosité d’une toile émeri, où grisonnent, clairsemées, des touffes de rtem que broutent les chameaux, la longue langue s’y enroulant, l’arrachant d’un coup sec de l’encolure flexible, et la cisaillant entre les mâchoires en un mouvement de meule, patient, méditatif. »

Phrases averbales aux longues ramifications, cherchant sous la roche des phrases la source, comme l’instituteur promu écrivain cherche un sens dans l’entreprise qui lui est confiée,

p. 64 : « Tramant un labyrinthe où l’œil se perd à chercher un repère où se poser, le temps y étant arrêté dans la coïncidence de l’instant et de l’éternité des choses immuables et cependant mouvantes. »

Les phrases tissent ainsi un réseau inextricable, fait de grandes élancées comme des palmes tendant leur verdeur vers le ciel, et d’obscurs cheminements dans la matière même, minérale et rude, sèche, stérile, du désert. L’oasis est une métonymie parfaite de cette écriture et du rapport au monde qui en découle : ce paradis verdoyant postule l’aridité meurtrière des dunes sans fin, et la luxuriance des phrases suppose aussi l’absence, le silence qui cerne l’écrivain sommé de raconter une vie, pour suivre une mode venue des Etats-Unis. La phrase tente de capter en ses rets l’instant fugitif de la description et l’éternité de la condition humaine, elle veut retransmettre dans cette vie, celle du petit Nadir devenu grand, éphémère et vaine, la destinée de tous ceux qui, comme Ulysse, ont cru revenir au pays de leurs premières amours et se sont abîmés en mer. L’égarement du lecteur devient promenade enchantée dans le jnan de la palmeraie, entre éblouissement et silence des phrases comme tronquées, suspendues : on attend un verbe, qui ne vient pas.

Ali Bécheur signe avec Chems Palace une œuvre déroutante et complexe, riche et profuse, surtout profondément originale tant la langue dans laquelle elle est inscrite oblige le lecteur à emprunter des chemins éloignés de ses habitudes de lecture. L’usage de nombreux mots d’arabe contribue à dire le foisonnement labyrinthique de cette œuvre des deux rives, de deux vies, qui semble à l’exacte commissure des pages ouvertes d’un livre. Le livre de sable, sans fin et sans commencement, qu’appelait de ses vœux Borges : friable et fait de la matière même du temps, qui file entre les doigts et n’en finit pas de changer selon les visages de la lune.

En guise de conclusion ces vers de Saint-John-Perse qui offrent un dernier écho saisissant au si beau récit de Bécheur:

Palmes... !
Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore était du soleil vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais...
(Je parle d’une haute condition, alors, entre les robes, au règne de tournantes clartés.)
Palmes!etla douceur
d’une vieillesse des racines... !La terre
alors souhaita d’être plus sourde, et le ciel plus profond où des arbres trop grands, las d’un obscur dessein, nouaient un pacte inextricable...
(J’ai fait ce songe,dans l’estime:un sûr séjour entre les toiles enthousiastes.)
Et les hautes
racines courbes célébraient
l’en allée des voies prodigieuses,l’invention des voûtes et des nefs
;et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde, inaugurait le blanc royaume où j’ai mené peut-être un corps sans ombre...
(Je parle d’une haute condition, jadis, entre des hommes et leurs filles, et qui mâchaient de telle feuille.)
Alors les hommes avaient
une bouche plus grave, les femmes avaient des bras plus lents ;
alors, de se nourrir comme nous de racines, de grandes bêtes taciturnes s’ennoblissaient ;
et plus longues sur plus d’ombre se levaient les paupières...
(J’ai fait ce songe, il nous a consumés sans reliques.)

*En arabe, le prénom Nadir (نذير ) signifie « celui qui avertit, celui qui donne l’alarme ». Il n’a pas de rapport avec le terme de « nadir » (نظير ) s’opposant au zénith, point le plus bas de l’astre solaire. Mais d’une part, Ali Bécheur écrit en français, ce qui permet d’effacer la différence entre les deux mots. D’autre part, on peut penser que le registre du soleil (chems) est assez omniprésent dans le roman pour que le jeu sur les homonymes ne soit pas tout à fait absurde.

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