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match retour

22 Janvier 2014, 19:50pm

match retour

Kamel Daoud, Meursault, Contre-enquête, éditions [barzakh], Alger, novembre 2013

Si l’auteur algérien, connu pour ses recueils de nouvelles et sa chronique dans Le Quotidien d’Oran, réécrit L’étranger de Camus à travers le point de vue de « l’Arabe » que tue Meursault, jamais nommé malgré les vingt-cinq occurrences du mot « Arabe » comptabilisées par Daoud, c’est pour interroger, soixante-dix ans après la parution du roman et plus de cinquante après l’Indépendance, les rapports de l’Algérie à la France au présent de la confession ou du monologue théâtral. En effet, Kamel Daoud donne voix au frère de cette victime sans nom et sans importance, qu’il appellera « zoudj »(deux heures, jumeau, deux) ou « Moussa » : la dualité du rapport entre Meursault et sa victime, puis entre le frère vengeur et sa propre victime française peu après l’Indépendance, permettent d’exprimer un aspect essentiel de la littérature maghrébine d’expression française, sa double appartenance à deux mondes antagonistes, sa quête de liberté et sa part d’aliénation, sa difficulté à sortir du dialogue, voire de la vengeance, au profit d’une indépendance réelle. A moins que cette dualité ne soit justement la marque d’une certaine identité, un patrimoine complexe et riche que s’approprient Kamel Daoud et les auteurs de sa génération. Ainsi commence-t-il la présentation de son roman, lors d’une rencontre organisée par l’Institut français d’Oran, ce jeudi 23 janvier 2014, par l’idée que son histoire est une « alternative » à la version de Camus, un récit en contrepoint de l’œuvre initiale, ouvrant un dialogue entre le meurtrier et son double, entre je et tu aussi.

Alter ego

Ce que souligne l’auteur en présentant son travail, c’est la dimension ludique de ce dédoublement. Il parle de l’amusement que procure la réécriture, souvent proche du pastiche, d’une œuvre maîtresse de la littérature française –ou algérienne, le débat reste ouvert. Il y a en effet dans la verve du narrateur, Haroun, le petit frère de l’ « Arabe » tué, une jouissance à parler et monologuer auprès d’un interlocuteur fictif, dans un bar tenu par un mystérieux Kabyle sourd et muet, qui rappelle évidemment le Clamence –vox clamens in deserto - de La Chute, cette voix d’outre-tombe de la repentance en quête de rédemption, de la solitude absolue de l’homme face à son destin. Le discours s’égrène en quinze chapitres, dans le silence de l’autre, celui qui écoute. Il est en effet à la fois marqué par l’ivresse de sa propre expression, et le monologue d’une irrémédiable solitude, celle d’un homme né pour venger son frère et pousser dans les habits du mort, bras armé de la vengeance de sa mère, et ne pouvant échapper à la malédiction -au cercle des représailles, en somme- que par la littérature et la liberté qu’elle procure. La langue contribue, paradoxalement, à cette délivrance, et ce n’est pas la moindre des ambiguïtés de ce rapport à soi et à l’autre :

p. 55 : « J’en éprouvais, pour longtemps, une honte impossible- plus tard, cela me poussa à apprendre une langue de faire barrage entre le délire de ma mère et moi. Oui, la langue. Celle que je lis, celle dans laquelle je m’exprime aujourd’hui et qui n’est pas la sienne. La sienne, riche, imagée, pleine de vitalité, de sursauts, d’improvisations à défaut de précision. Le chagrin de M’ma dura si longtemps qu’il lui fallut un idiome nouveau pour l’exprimer. Avec cette langue, elle parla comme un prophète[…] ».

Il n’est pas tout à fait indifférent que la langue maternelle devienne précisément celle que l’on fuit pour échapper à sa morbidité, alors même qu’on revendique, comme c’est le cas du narrateur, une place pour exister, une langue pour le faire contre l’indifférence, l’indistinction imposée par le meurtrier de son frère. Haroun prend un nom et une langue-mais pas sa langue maternelle, préférant s’emparer de celle-là même que le meurtrier, devenu l’écrivain par un jeu de passe-passe littéraire, a employée pour commettre le meurtre initial. Plutôt que de répondre à un meurtre par un meurtre (ce qu’il fait, du reste) ou de s’engager dans un rapport d’aliénation induit par l’acculturation qu’impose l’usage du français, le narrateur revendique cette langue comme sienne contre sa mère[1] et contre la morbidité qui imprègne toute sa terre mère lorsqu’il écrit le roman.

Il est difficile de ne pas faire entrer cette voix en résonnance avec l’image du pays que donne à voir Kamel Daoud, journaliste et chroniqueur au Quotidien d’Oran. S’il dénonce avec justesse le déni des Français d’Algérie, à travers le récit de Camus qui fait abstraction de l’identité de cet « Arabe » assassiné en quelques lignes dans la plus parfaite insensibilité, il dénonce aussi, à travers ce personnage de mère toute-puissante prolongeant un éternel deuil, tendue dans la volonté de venger son fils, n’acceptant l’existence du second que pour chercher l’assassin du premier, un aspect inquiétant de l’Algérie : celui des intégristes islamistes, celui qui nie la femme et la sensualité, celui qui écrase le bonheur de vivre sous une botte militaire. Cette langue de M’ma, « langue des prophètes » et des pleureuses, le narrateur (et à travers lui, dans une certaine mesure, le romancier) refuse de l’habiter, préférant celle du colon, du meurtrier, du Robinson. Non par soumission, mais par un geste hardi, le seul marqueur d’une véritable indépendance : il assume pleinement un héritage livré par les colons, mais aussi par tous les peuples qui occupèrent cette terre qui est la sienne, firent son histoire, constituèrent son identité complexe. Contre la simplification de l’idéologie, fût-elle nationaliste.

Le mythe des origines

Kamel Daoud souligne à maintes reprises au cours de sa présentation de Meursault, contre-enquête, l’importance des mythes pour construire cet imaginaire collectif et cette identité profuse, protéiforme. Les mythes qui peuplent les pages de ce roman sont nombreux : Emmanuelle Caminade[2] a remarqué avec justesse que la figure du patriarche Moïse apparaissant en filigrane derrière le prénom Moussa et l’importance de l’influence de la robinsonnade dans le roman; de même, Haroun évoque l’Aaron biblique mais aussi Haroun-al-Rachid, le calife des Mille et Une Nuits sous le règne duquel fleurit la civilisation arabe. La dualité du prénom choisi renvoie encore à cette ambiguïté essentielle, ce jeu de miroir entre l’autre et soi-même. Une autre figure mythique apparaît, celle de Camus lui-même, que Daoud confond volontairement avec son héros Meursault tant la figure de l’écrivain, d’un bord à l’autre de la Méditerranée, a acquis la valeur de mythe illustrant l’idéologie que l’on porte en étendard : l’assassin de Moussa devient Albert Meursault, dont M’ma et son fils cherchent la trace dans l’ancien quartier de l’écrivain et auprès des anciens amis de l’ « étranger », renforçant la confusion entre fiction et réalité, entre figure auctoriale et personnage. Lors de sa présentation, Kamel Daoud rappelle les polémiques algériennes autour de l’auteur, et l’agrandissement de sa figure à un mythe[3] illustrant l’impossible réconciliation entre la France et l’Algréie dans la représentation que chacun des pays se fait de lui-même. En d’autres termes, la querelle autour de son appartenance à l’un ou l’autre pays illustre cette idée, selon Daoud, que l’Algérie ne pourra se réconcilier avec elle-même et avancer vers l’avenir que lorsqu’elle aura assumé son héritage, fût-il aussi colonial. C’est en intégrant dans la parole de Haroun cette parole française, et en construisant un mythe originel marqué par la violence autour de ce couple de frères jumeaux, de doubles ennemis et inextricablement mêlés l’un à l’autre, que Kamel Daoud marque le franchissement de cette étape, et le passage vers la responsabilité et l’âge adulte de Haroun, c’est-à-dire la pleine conscience de soi.

Je crains d’être quelque peu nébuleuse. Reprenons. Le mythe essentiel qui me semble traverser les pages de Meursault, contre-enquête, à travers les différentes figures mythiques qui s’y croisent, est surtout celui des frères ennemis[4], Abel et Caïn par exemple, dont la violence fratricide est à l’origine d’un rapport de force en faveur qui ne peut s’inverser que par la rédemption du meurtrier. Deux frères jumeaux, l’Arabe et le Français, Moussa et Meursault, dupliqués par leurs « frères » Haroun et Joseph, la victime du lendemain de l’Indépendance, s’entretuent sur une plage, sans aucune raison : à cause du soleil, sans ressentir ni haine ni peur. Parce que c’est absurde, parce que la tragédie l’impose. L’assassin porte en lui le poids de ce crime, et erre à la surface de la terre en proie au doute, espérant sa rédemption. Il lui faudra avouer le crime (ou l’inverser, dans le cas de Haroun) pour retrouver un « équilibre », terme qu’emploie Kamel Daoud pour parler de sa propre gémellité par rapport à Camus, dont il réécrit l’histoire du point de vue du frère assassiné par souci d’équilibre des points de vue. Le mythe a trait à la rupture des liens de sang, à la malédiction qui s’ensuit par le bourreau, et à la quête de la rédemption. Au-delà des jeux de miroirs et exercices de pastiche, au-delà de tous les déplacements qu’on peut lire (c’est Haroun qui endosse cette responsabilité plutôt que le meurtrier réel, c’est la jeune Meriem qui pourrait sauver, l’espace d’un été, le malheureux jeune homme de son irrémédiable solitude, mais n’y parviendra pas), il s’agit d’une réflexion sur la faute et la rédemption, sur le salut et la misère de l’homme. Endossant un rôle qui n’est pas le sien, celui du vengeur, le narrateur est pris à son tour dans le cercle des représailles et tue un innocent, par un geste absurde renforcé par le rôle des autorités locales, qui s’empêtrent dans des considérations sur l’heure du crime, près de vingt ans après le meurtre initial, laissant au cours de son procès cette phrase aussi profonde qu’absurde, avec tout le poids de l’ironie tragique qui peut en découler : « Il aurait tout simplement fallu le faire avant. » Deux heures avant, le geste avait une valeur héroïque, Moussa était le premier des Moudjahidin et son frère libérait son peuple. A l’heure du crime, le crime initial n’a existé que dans un livre, et fait nulle victime, alors que Haroun a assassiné un innocent Français. Simple question d’heure, qui laisse patente la question de l’origine.

Le meurtre initial a-t-il été commis ailleurs que dans un livre ? était-il un crime « colonial », qui donnerait sens à la révolte ultérieure de son frère, ou un simple règlement de comptes autour d’une sordide histoire de poule ? Marque-t-il le début de la conscience de soi, le principe de la guerre de libération, ou n’est-il que violence gratuite et parfaitement idiote ? Comment peut-on construire son identité personnelle, et celle de son pays, si l’on hésite sur cette question de l’origine et de la véracité du mythe qui le fonde ?

On le peut si l’on donne un tout autre sens à ce coup de couteau des débuts. Si l’on y voir avant tout la violence, l’acharnement du frère contre sa propre chair, la détestation de soi, comme symptômes d’une névrose colonialiste, à laquelle il faut vaille que vaille trouver une réponse- par l’engagement, par la parole.

Des mythes, des fables et petits apologues, Kamel Daoud en illustre sans cesse son discours, dans le roman comme dans sa présentation au public. Cherchant dans ces petits récits non pas la représentation claire d’une solution, mais la manière de poser des questions. Alors le processus énonciatif qui a donné lieu au roman s’inverse : au lieu de ne se construire que « par rapport à » celui de Camus, en réponse à une question posée par un autre, dont on épouse la langue et le style, le locuteur pose une autre question, obligeant son lecteur à se positionner pour trouver d’autres réponses. Et le rapport de force s’inverse, l’aliénation est abolie, l’indépendance pleinement conquise.

[1] La formule fait écho à celle qu’avait employée Camus pour exprimer sa position pendant la Guerre d’Algérie, et une fois encore Daoud joue avec ces références pour els inverser et leur donner un sens nouveau.

[2] http://www.lacauselitteraire.fr/meursault-contre-enquete-kamel-daoud

[3] Voir l’article de Kamel Daoud paru dans Kabyle Universel, Le Quotidien d’Oran et repris dans Le Monde : http://www.kabyleuniversel.com/2013/11/11/rapatrier-un-jour-les-cendres-de-camus/

[4] Voir en particulier l’étude de Raymond Kuntzmann sur le sujet, qui dépasse très largement l’exemple donné et montre la prégance de ce mythe dans toutes les cultures issues du bassin méditerranéen: le Symbolisme des jumeaux dans le Proche-orient ancien, éditions Beauchesne, 1983.

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