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Salades contondantes

25 Mai 2017, 08:48am

Publié par Claire Mazaleyrat

Las ensaladas de la senorita Gisèle, Esteban Bedoya, Arandura editorial, 2016
Délicieux récit que celui de ce vieux veuf universitaire en proie aux démons de minuit, incarnés par sa charmante mais excessivement jeune collègue Gisèle. Pour laquelle il se met en frais de séduction, et se trouve confronté au thème central de la nouvelle : la honte. Car il n’est pas seulement ridicule de tenter de séduire par des allusions littéraires éminemment ambiguës une belle spécialiste de littérature anglo-saxonne, et de prétexter un besoin d’éclaircissement linguistique pour lui parler de désir, il est honteux de penser que l’échec sera connu de toute l’université. Et l’oscillation entre regain de confiance en soi et humiliation profonde contribue au charme de ce récit très drôle et pourtant très juste sur les jeux du désir et de l’impuissance. Celle qu’il croyait avoir séduite, et dont il découvre enchanté le potentiel de perversion et de liberté, avant de se trouver livré aux caprices sexuels d’une femme experte dans l’art d’humilier son partenaire, n’est pas l’innocente collègue qu’il s’agissait d’éveiller au désir, mais la maîtresse d’un jeu qui n’épargne personne. Sous la fraicheur exquise de ses salades, ce sont d’autres « salades » qui révèlent au malheureux narrateur sa misérable place dans ce jeu de dupes. Et le professeur qu’elle remplace au début du récit, qui s’est mystérieusement défénestré, pourrait être un avertissement de la violence de ce qui se joue derrière ces délicates invitations à boire un thé ou manger des carottes dans le petit appartement de la jeune femme.
Ce que le récit met en valeur, c’est la honte face aux autres et à l’échec de la séduction que l’on croit mener, mais aussi face à son propre corps dont on doute sans cesse sous le regard impitoyable de l’autre. Tout ragaillardi par l’invitation inattendue de la jeune femme, après s’être terré plus d’une semaine dans son bureau, le narrateur s’épile et s’inonde de déodorant, choisissant avec un soin de jeune fille le caleçon de soie le plus approprié à des ébats espérés de tout cœur. Mais cette estime de soi que l’on met en scène pour plaire lors des parades amoureuses se révèle tristement parodiée par la grotesque posture que lui impose Gisèle, révélant moins la liberté profonde des corps exaltée par le désir que le retour à un regard critique sur soi : le sens du ridicule est impossible à surmonter. Quand enfin le professeur y parvient, c’est au prix d’un malentendu encore plus désespérant, car Gisèle a changé de cible, et s’attaque dorénavant à une autre victime, comme si toute satisfaction reposait pour elle moins sur la jouissance sexuelle que sur le pouvoir absolu qu’elle prend sur l’autre.
Le point de vue interne de ce narrateur en proie aux doutes et à des espoirs traités avec ironie, prend une dimension particulièrement intéressante à la fin du récit, lorsque c’est par la réflexion littéraire d’un critique, Roy C. Boland, professeur à l'université de Sidney où est censée se passer l'histoire, que le récit prend un autre sens : confession au lecteur-psychanalyste d’un « veuf paraguayen d’une soixantaine d’années », le récit apparaît comme la matrice des sens infinis que le lecteur peut en dégager. Avec une érudition teintée d’ironie, le critique fait alors apparaître les sens psychanalytiques, féministes et herméneutiques de cette nouvelle, à grands renforts de parallélismes avec les oeuvres, citées dans le corps du récit ou sous-jacentes, qui éclaireraient l’une ou l’autre de ces interprétations. Leçon magistrale donnée par une femme indépendante et légèrement perverse aux « verts galants » qui croient pouvoir convoiter des jeunesses fragiles, le récit apparaît dès lors comme la matrice d’une réflexion sur le sens des histoires, non sans une profonde auto-dérision : ce qui est moqué dès lors, ce n’est pas ce pauvre professeur naïf, c’est la frénésie interprétative, elle-même teintée d’une certaine perversion si l’on en croit la comparaison avec l’épisode cité : « Marcel Proust está intentando penetrar a una joven disfrazada de hombre con el motivo de colectar el semen del célebre escritot francés, quien es homosexual ». Le labyrinthe des interprétations erronées, des sentiments de l’autre comme des sens du texte, dans une recherche absolue de « sens », donne lieu à une humiliation toujours plus profonde de la part de Carlos, le héros de la nouvelle, qui trouve dans ce dernier chapitre un écho saisissant avec celle du critique, qui ne parviendra sans doute jamais à détenir l’ultime interprétation d’un récit, et finit par sombrer dans le ridicule le plus criant lorsqu’il s’y acharne. Le mélange de fiction et de "réalité" du discours critique contribue à faire sombrer le lecteur dans un labyrinthe intertextuel farcesque, dont on ne sort pas entièrement indemne.
On comprendra donc que j’arrête là cette chronique, et engage le lecteur à se plonger à son tour dans les tentatives de déchiffrement d’un texte profondément drôle et délicieusement cruel.
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E
!Stimulant!
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