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Décaméron oriental

12 Décembre 2015, 12:35pm

Publié par Claire Mazaleyrat

Décaméron oriental

Henri Gougaud, Les voyageurs de l’aube, Albin Michel, 2015

Des voyageurs attendent, dans le désert d’un pays qui n’est jamais nommé, comme dans les contes, une caravane, et s’occupent à tisser les neuf jours que dure la trêve dans leurs vies suspendues des fils d’histoires. Neuf jours, neuf lunes, qui s’achèveront sur la naissance du bébé que porte en son ventre Zahra, l’une des protagonistes et conteuse, comme ils ont commencé par la mort du vieux Nathan qui gardait les lieux depuis toujours, semble-t-il : comme si ces contes échangés dans le silence du désert retraçaient le chemin de toute une vie, en dessinaient les contours, faits d’amour, de désir, de violence et de désir, comme si c’était par la fin que commençait tout destin avant de s’incarner dans un corps nouveau, comme si l’histoire permettait la renaissance.

La symbolique est forte dans le récit enchâssant comme dans les contes qui composent les jours et les nuits de nos personnages, rappelant cette dimension essentielle du conte qu’Henri Gougaud n’a eu de cesse de faire vivre dans ses nombreux précédents recueils : le conte permet de donner sens à des existences fantomatiques et de tisser des liens entre les membres épars, perdus, fragiles, d’une humanité plongée dans le désarroi et l’attente d’un événement qui peut-être ne surviendra jamais. Les personnages se racontent leurs histoires –celle de leur- vie, celles qu’ils savent- et le narrateur raconte la leur, celle qui se noue au cœur de ce désert-omphalos, lieu de mort, de désir, de vengeance et de naissance, lieu d’attente et de tous les rêves possibles : l’amour naissant de Zahra et d’Adour, la haine mortelle qui lie à jamais les destins de frère Hilarion et de Kabir, et l’attente tenue vive par le désir qui anime les lettres de Nathan à Fahima, cette figure féminine insaisissable de l’autre côté des dunes, qui reçoit par la caravane les épîtres et semble ne jamais vieillir. Les contes interrogent en effet la nature humaine et son destin, à travers des images qui donnent sens à ces existences rassemblées au hasard des errances. Chacun raconte en effet un conte qui définit sa propre quête : la recherche d’une beauté dans la musique telle qu’elle permettrait au roi de comprendre la mort de son cheval adoré sans être fâché contre le porteur de la mauvaise nouvelle pour Adour ; la recherche de Kamila, de sa vérité pour s’assurer que l’amour partagé ne fut pas un mirage pour les deux rivaux ; la rédemption d’une vie de luxure et de fausseté par l’amour sincère pour Zahra ; l’errance et les revers de fortune de Madjid pour explorer les tréfonds de sa condition humaine menacée par la maladie et la mort. Le conte apparaît en effet comme la manière la plus « vraie » de se dire, alors que les mots du langage ordinaire ne sont source que d’ « insatisfaction » :

p. 100 : « Les choses si belles au-dedans, si nues, si limpides, sont comme des anges tombés. Elles perdent leur parfum de pure vérité dans l’épaisseur des signes d’encre. »

C’est pourquoi les « signes d’encre » ici épousent le rythme de la parole dite, et notamment ses silences au creux desquels les non-dits prennent valeur de vérité profonde. En d’autres termes, il y a dans la prose de Gougaud une respiration, comme celle qui ponctue le changement des jours dans le désert, qui donne vie à ces contes et renvoie à l’une de leurs qualités essentielles, portées par l’oralité : celle de se déployer dans le temps, d’être à la fois des fables universelles et des instants de parole reçue et donnée dans un cadre spatio-temporel ; ce désert n’est pas un non-lieu, il est un lieu de passage, retrouvant sa dimension première du temps des caravanes qui le sillonnaient ; il est un lieu vivant, où se réunissent pour un temps des hommes et une femme, où l’un d’eux attend avec impatience de récolter le crottin des chameaux qui fera fleurir le désert, où « quelque chose » a réellement lieu. Le conteur tente par la simplicité de sa prose et l’usage des métaphores, l’entrecroisement des paroles et les sentences qui ponctuent chaque journée, de rendre compte de ces « choses si belles au-dedans, si nues, si limpides » qu’évoque Nathan, navré de ne pas savoir les exprimer dans ses lettres à Fahéma. Ce désert comme lieu ô combien vivant où hommes et femmes se rencontrent ou s’attendent, où le temps n’en finit pas de passer, emportant avec lui des destins qui n’en finissent pas de chercher leur sens, n’est pas sans rappeler Le Faiseur de trous de Chawki Amari, roman dans lequel l’auteur algérien donne comme à son habitude la parole à des personnages ordinaires, en quête d’eux-mêmes, au cœur des gestes de la vie quotidienne et dans une quête aussi absurde qu’essentielle : l’absurde et la dérision chez Amari ont ceci de commun avec la noble prose de Gougaud, bien plus lyrique, qu’elle fait du désert le lieu propice à la rencontre des destins et des cultures, et lieu d’un échange verbal vivant, renouant avec la tradition d’une parole sacrée par l’échange qui en est fait, et par l’intimité que le conte crée entre celui qui dit et ceux qui l’écoutent. Ce carrefour qu’est la maison de Nathan le Copte dans un désert innommé, qui semble aussi féérique que celui des Mille et Une Nuits auxquelles abondent les références, est aussi un lieu symbolique des cultures et des peuples qui s’y croisent ; et les contes échangés sont paroles de paix, laissant entrevoir des trêves dans des combats.

Si le cadre est mythique et intemporel, des combats de toutes les époques s’y sont déroulés, et il n’est pas étrange que le Grec Hilarion finisse par y retrouver le turc Kabir ; Arabes et Chrétiens, Juifs et Turcs se croisent au hasard de cette trêve permise par la narration, et chacun d’eux évoque aussi une page de l’histoire millénaire des guerres, parfois bien plus actuelles que le cadre mythique ne semble le laisser supposer. Ainsi Adour est-il le fils d’un luthier juif dans le ghetto d’Erevan en Arménie ; son existence est menacée par sa confession, ce qui le contraint à fuir : les évocations des persécutions et des guerres qui ont ensanglanté le bassin méditerranéen rappelle à la fois l’éternité des contes et leur pouvoir d’actualiser pour toute époque les souffrances du passé, et les pouvoirs de la parole pour contrer la violence. Ainsi Kabir l’aveugle finit-il par renoncer à tuer Hilarion, une fois que chacun a déversé son histoire, que la querelle a été vidée par les mots : les gestes ont perdu de leur urgence. « Nous avons tous changé de peau », déclare Madjid à l’issue de la huitième journée. Gougaud, dans ce roman ambitieux, qui brasse l’univers des Mille-et-Une Nuits et celui du Décaméron, mêlant étroitement dans le désert, lieu de carrefour et d’errance à la recherche de la vérité, des hommes et des cultures qui se nourrissent mutuellement, dessinant ainsi les contours d’une humanité liée par la parole échangée, parole vivante, parole non sans apprêt mais sans fausseté, parole remplie d’images lumineuses pour dire la place de l’homme dans un monde complexe où tous les chemins se sont perdus. La parole partagée, comme fil d’Ariane, apparaît alors comme le trésor le plus précieux que cachent ses dunes.

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