Dans la toile de l'araignée
Kettly Mars, Saisons sauvages, Mercure de France, 2010, Folio Gallimard, 2011
Nirvah Leroy est l’heureuse femme d’un journaliste réfractaire au régime et la mère de deux beaux enfants, quand son mari est arrêté par les hommes de Duvalier. Elle fait alors appel à un macoute, homme de main du dictateur, espérant sinon obtenir la libération de son mari, du moins communiquer avec lui. A mesure que les espoirs de le voir sortir s’amenuisent, Nirvah devient en fait la maîtresse Raoul Vincent, le chef de la police. Kettly Mars raconte avec un sens aigu de la tension dramatique les mécanismes de la corruption dans le Haïti de la terreur macoute, de la paranoïa et de la terreur exercée par Duvalier ; elle dresse aussi le portrait d’une femme prête à tout pour vivre et l’impossibilité de s’échapper de la souricière qu’est devenue l’île. Alors que Nirvah fait l’apprentissage amer de la corruption et la honte, l’auteur dresse de son pays natal sous le joug de Duvalier le tableau d’une implacable violence, qui s’exerce sur tous et toutes, à travers les coups portés et le viol, l’arbitraire et le chantage. La peur qui imprègne chaque page de ce texte fascinant maintient chacun sous sa puissante férule, révélant de l’humanité sa bestialité avide, et portée cependant par une volonté de vivre absolue.
La capture
Dès ses premiers instants dans le bureau de Raoul Vincent, dont elle sent le regard lourd alors qu’un froid de réfrigérateur l’enferme dans le malaise, Nirvah est réduite à un corps suppliant et supplicié : la vessie pleine après des heures d’attente dans l’antichambre, elle porte en elle sa honte dans ce corps qu’elle ne peut entièrement maîtriser, et dont les désirs ou les effluves lui échappent. Ce corps féminin sur lesquels s’exercent la honte et la violence hante le texte. La concupiscence malade de Raoul Vincent, lui-même abusé dès son enfance misérable, trouve dans le corps de Nirvah, et la capitulation de la jeune femme, un premier exutoire. Avant de s’approprier la femme de Daniel Leroy, le ministre de la Sécurité intérieure a pris possession de la rue et de la maison, venant personnellement sur place sous le prétexte de donner des nouvelles du détenu, faisant asphalter la rue couverte de poussière, installant dans chacune des pièces de la maison des climatiseurs. Après le siège de la maison, peu à peu dépouillée de tout souvenir de Daniel Leroy, c’est la femme qui est achetée : une parure, une voiture. Mais si Nirvah parvient à s’arranger avec sa conscience et ne refuse pas de tels présents, c’est qu’elle a peur pour elle et ses enfants : les familles des détenus politiques sont eux aussi soumis à des menaces, et risquent bien de disparaître s’ils alimentent les suspicions- ou résistent. Nirvah a tôt fait de devenir la maîtresse du puissant macoute, s’accommodant de cette « araignée » qui a tissé patiemment sa toile sous son foyer, et s’occupe de très près des enfants, qui à leur tour sont comblés de cadeaux dispendieux et d’attentions pour le moins ambigus, qui les corrompent aussi sûrement que Vincent a réussi à faire de la prude Nirvah sa maîtresse soumise et dévouée à ses intérêts. Mais le piège est à double détente, et n’épargne personne. Quand la situation du ministre tourne, il est impossible de quitter l’île : passeports bloqués, manque d’argent pour payer les passeurs, enferment plus sûrement que toutes les serrures des cellules les détenus d’Haïti dans l’île devenu leur tombeau. L’illusion de pouvoir vivre de Nirvah se heurte à la violence arbitraire de ce Léviathan peuplé de loups qui s’entre-dévorent. Les métaphores animales contribuent à dire l’enfer de l’île dont on ne peut s’évader : à la férocité des bêtes sauvages, incapables de compassion, s’ajoute l’image obsessionnelle de la basse-cour.
Dès sa première entrevue avec le Chef de la Sécurité du pays, Kettly fait un rêve dans lequel l’angoisse, la plaisanterie de mauvais goût et l’érotisme se mêlent. Elle cherche le bureau du ministre qui pourra lui fournir des renseignements sur son mari, et se voit accueillie par des poules et des pintades, couvertes d’excréments comme le carrelage sur lequel elle glisse. Suivant de premières indications, elle entre dans un premier bureau, puis dans un deuxième, où elle finit par s’accoupler de monstrueuse façon avec un homme-pintade : « Des plumes flottent dans l’air, du sang gicle. Les occupants de la salle, la juge, les jurés, les avocats, tous s’élèvent d’un même mouvement d’ailes et s’envolent vers la fenêtre dans un vacarme assourdissant ». Dans ce fantasme comme dans la réalité des pages qui suivent ce rêve, la même horreur grotesque, le même mélange de violence gratuite, de sexe et de délires. La peur habite chacun des visages que croise Nirvah, avec pour corollaire la médisance, et c’est avec un certain courage que la jeune femme parvient à garder la tête haute dans cette réalité cauchemardesque, alors même que les griffes de Raoul Vincent se resserrent sur elle et sa famille. Les pintades sont un emblème de la « révolution » duvaliériste, comme l’explique le narrateur à travers le regard plein d’effroi de Nirvah face à ces hommes bestiaux :
p. 125 : « Tout au fond de la propriété, faisant bande à part, une famille de pintades se chamaille en lâchant des cris métalliques. La vue de leurs faces blanches aux reflets bleutés, leurs barbillons rouges, leurs cous nus me fait frémir. Malgré leur belle robe grise tachetée de perles blanches, je trouve ces oiseaux bas sur pattes d’une laideur repoussante. Les macoutes portent en effigie sur leurs uniformes cet animal détestable. Comme lui, ils sont ombrageux et insaisissables. On dit qu’au temps de la colonie les pintades symbolisaient les esclaves en fuite, les marrons. Mais à quel maître nous dérobons-nous encore un siècle et demi plus tard ? »
L’ambiguïté du régime est montrée de plein fouet : sa violence cache la peur que chacun des puissants ressent sous la menace de sa relégation sanglante, les allégations de noirisme du président cachent mal la honte d’être fils d’esclaves dont on cherche encore à « éclaircir la lignée en choisissant pour femme ou pour maîtresse une mulâtresse. L’extrême terreur à laquelle les hommes du pouvoir soumettent tous les habitants de l’île ne sont que le reflet de leur propre folie, qui règne seule sur l’île. Les cérémonies vaudoues expriment ce rapport aux forces obscures, à la peur et à la sorcellerie qui se tapit derrière l’apparente rationalité du monde. Nirvah elle-même se rend chez sa voisine quimboiseuse pour se purifier avant et après les premières étreintes de son amant. La « folie » si bien dépeinte par Marie-Vieux-Chauvet prend ici les proportions de tout le pays, car Kettly Mars parvient à dessiner la fresque d’une déliquescence nationale : derrière les masques et l’apparat de la civilisation, se cache une violente « sauvagerie », comme l’indique le titre, que l’argent renforce au lieu d’apaiser les conflits : massacres sanglants des opposants à Duvalier à Léôgane, tortures des détenus, viols et soumissions de tous à l’arbitraire de la loi qui est sa négation, qui est le contraire exact de la justice à laquelle est devrait être soumise. Le renversement de l’ordre du monde et de ses valeurs s’incarne à travers le travail de sape de Raoul Vincent, corrompant tour à tour Nirvah, Marie et Nicolas. Par sa seule présence dans la maison, il inverse radicalement le sens de l’amour qui soude les trois survivants sous leur toit, et sa propre animalité ramène chacune de ses victimes, plus ou moins consentantes, à leur propre sauvagerie bestiale : c’est à la négation même de l’humanité que travaille le régime. Saisons sauvages est le récit de cette chasse à l’homme, de cette traque qui voue le chasseur et sa proie à une désespérante sauvagerie, et le réduit à la solitude la plus complète.
Voix entremêlées autour du secret
L’intériorité des personnages est révélée par une construction subtile, qui permet aussi bien de se plonger dans leurs pensées que de laisser apparaître les failles entre des consciences qui croient se connaître. Confessions de Nirvah à la première personne, extraits du journal de son mari, qu’elle brûlera ensuite, rares chapitres émanant de sa fille Marie, récits à la troisième personne qui tour à tout mettent les émotions de Nirvah à distance, ou se plongent dans le point de vue d’autres personnages, Raoul Vincent en particulier, pour mieux marquer l’antagonisme entre le macoute et sa maîtresse : la juxtaposition des points de vue contribue à la tension dramatique du texte parce qu’elle révèle la fracture entre les amis, entre les membres d’une famille, et le poids des trahisons et des secrets. La violence qui sévit dans la ville a ses répercutions au sein de chaque foyer, comme le montrait admirablement Marie Vieux-Chauvet, témoin direct de cette période dans sa trilogie Amour, Colère, Folie, source d’influence essentielle pour Kettly Mars. Nirvah n’apprend la vérité sur les agissements de son amant vis-à-vis de ses deux enfants que lorsque toute la ville le sait, et ne comprend pas comment elle a pu ne rien voir lorsque sa fille manque mourir d’un avortement clandestin. Le poids des secrets dans la maison marque cette défiance généralisée : chacun peut être un indicateur, et il convient de se méfier aussi bien des amis des puissants que de ses proches amis. Chacun joue un double jeu dans cette société marquée par la duplicité et la folie : Daniel, avant son arrestation, était un journaliste engagé au sein du Parti Communiste Haïtien, coquille vide tolérée par le régime qui lui permettait de fomenter des coups d’action beaucoup plus graves que ses articles. Mais le gouvernement n’est pas dupe du rôle du PCH, et ne l’accepte que pour placer parmi les membres les plus actifs des hommes du régime, prêts à dénoncer les agitateurs réels- comme celui qui réussit à se faire arrêter Daniel, pourtant son ami. Au quotidien, la solitude et la nécessité de mener un double jeu sont les mêmes. Nirvah se voit courtisée par les femmes qui couchent aussi avec le pouvoir, et qui espèrent la chute de la favorite, espionnée par toute la ville, et violemment méprisée par sa propre famille et celle de Daniel, qui ne voient en elle que la traîtresse, sans pouvoir imaginer qu’elle est aussi menacée par les macoutes. La cruauté de la situation est servie par la lucidité avec laquelle Nirvah se livre à son propre examen moral :
p. 183 : « Entre la gêne et le confort, j’ai finalement fait mon choix. A chacun le sien. Raoul est l’amant typique par excellence, son pouvoir et sa fortune se mesurent au bien-être de sa maîtresse attitrée. Je ne pouvais demander plus, vu ma situation. Une mulâtresse dans le besoin flétrit bien vite et avant longtemps elle doit se vendre au rabais. Il n’est pas question de retourner en arrière. Je ne peux rien contre la misère morale, mais la misère tout court, je n’en veux plus. Je me suis découvert un goût pour le défi, pour la provocation même. Je m’assume. »
Ces voix qui se mêlent et cachent ou révèlent au lecteur, seul témoin de la totalité des points de vue, des bribes de l’histoire, contribuent à donner de l’époque l’impression d’un vacarme assourdissant de murmures, de délations, de cris de mourants sous la torture, de secrets d’alcôves et de douloureuses transgressions de la morale. Le cynisme avec lequel Nirvah s’accommode de la situation, et avoue qu’au-delà des principes moraux auxquels elle a cru, il ne s’agit plus pour elle que de sauver sa peau, contribue à la révélation d’une société absolument corrompue, peuplée de bêtes sanguinaires, qu’on ne peut fuir qu’en devenant une bête à son tour. Même le journal de Daniel révèle à Nirvah une certaine duplicité : sa relation complexe avec Dominique, tut ce qu’il cache à sa femme, la double vie qu’il mène, contribuent à obscurcir les relations entre les personnages, et même à faire apparaître l’âge doré de leur vie commune comme un possible enchevêtrement de mensonges : l’un et l’autre, qui se sont connus fort jeunes, pourraient n’avoir fait que jouer un personnage avant que l’horreur de la réalité ne leur découvre une toute autre figure.
Ce jeu de dévoilement s’exprime particulièrement bien autour de la question de la sexualité qui irrigue le texte. C’est par le chantage et la violence que Raoul Vincent s’introduit dans le foyer ; mais la mère comme la fille sont d’autant plus perverties qu’elles avouent prendre sous son étreinte un plaisir irremplaçable. Leur soumission à ses caresses empreintes de savoir-faire et de brutalité virile contribue à un plaisir érotique inavouable, qui permet de marquer l’ambiguïté des personnages et des relations qu’ils entretiennent. Car l’attachement de la famille pour Vincent déchu n’est pas seulement celui qu’on a pour l’argent qui pourrait les aider à passer la frontière. Mais dans la mesure où toutes les voix sont mensongères, toutes les âmes perverties, comment serait-il encore possible d’accorder sa confiance à l’autre ? Ce que parvient à créer la dictature en Haïti, c’est l’impossibilité de l’amour et de la confiance ; la même duplicité qui anime Claire dans « Amour » se révèle ici avec une force décuplée par la violence corruptrice qu’entraîne Raoul Vincent chez les Leroy.
Le processus de la corruption, d’Haïti à la Bulgarie
La corruption est un processus de décomposition du corps social et familial, voire de l’individu même qui y est confronté. C’est ainsi que Nirvah accepte de se prostituer, sous l’argument, pourtant fallacieux, de sauver sa famille et d’accélérer la libération de son mari, alors qu’elle sait parfaitement combien sa liaison avec le ministre de la Sécurité rend improbable la libération de son mari. Ce pourrissement de l’âme sous l’emprise de la nécessité est admirablement conté par Kettly Mars, qui montre combien le confort achète toutes les consciences. Les enfants de Daniel Leroy tolèrent cet homme qui baise leur mère parce qu’il paye leurs études, les couvre de dispendieux cadeaux, qu’ils peuvent montrer à tous leurs camarades d’u quartier, essentiellement fils de macoutes. Il n’y a pas plus d’innocence juvénile possible qu’il y a de vertu chez l’adulte. Ou du moins, de vertueux vivants. Ce sinistre constat prend une résonnance particulière après avoir vu The Lesson, un très beau film de Kristina Grozeva et Petar Valchanov qui met en scène dans une petite ville de la Bulgarie contemporaine une femme, professeur d’anglais, qui essaie d’inculquer à ses jeunes élèves la notion d’honnêteté. Alors que le voleur de quelques centimes refuse de se dénoncer, elle rentre chez elle pour apprendre la saisie imminente de sa maison, le mensonge de son marin qui a bu les traites au lieu de les payer. Elle s’engage alors pendant quelques jours dans une lutte terrible contre la voracité des banques, l’indifférence des autres, et la corruption qui gangrène toute la société : pour rembourser la dette, elle doit s’humilier devant la nouvelle femme de son riche père, une autre pintade ramassée sur un trottoir sans doute, elle doit se soumettre aux désirs d’un prêteur sur gages libidineux, elle doit faire face aux menaces et à la malhonnêteté d’un patron parti avec la caisse. Comment rester droite et mener seule cette lutte inégale pour une somme qu’elle doit régler « au centime près », comme elle le répète à plusieurs reprises ? Nadia finit par braquer une banque pour garder un toit et ne pas écarter les jambes. Elle finit aussi par trouver l’élève voleur, mais ne le punira pas. Car tout le monde ment, tout le monde vole, tout le monde renonce à la morale pour l’argent. Au moment de porter plainte pour menaces et chantages au commissariat et charger le prêteur sur gages, elle se trouve face à l’un de ses meilleurs amis ou clients, pour enregistrer sa déposition. Le courage de Nadia, seule face à l’incurie de son brave type de mari et à l’aveugle indifférence des puissants, consistera à se faire criminelle, alors que Nirvah, dans une situation similaire, acceptera de payer de sa personne, dans sa chair et dans son âme, pour garder sa maison et son confort. Toutes deux apprennent de cette « leçon » qu’il faut se salir les mains, prendre des risques et les assumer quitte à les payer de sa vie, dans un contexte de « guerre de tous contre tous ». Si le film bulgare ne se passe pas en période de dictature, mais dans le « libre-marché » d’un pays que l’on dit démocratique, alors que la violence qui imprègne de sang les pages de Saisons Sauvages évoque la brutalité policière des macoutes de Duvalier, la même violence entraîne ces femmes à l’impensable, pour sauvegarder le droit de vivre. Nadia cherche désespérément quelques centimes pour payer les frais de transaction que lui demande in extremis la banque, sous peine de perdre sa maison, et ne rencontre pas une main pour l’aider. Nirvah trouve bien des langues fourchues pour critiquer son mode de vie, mais nul n’est à même de l’aider, si ce n’est le ministre qui espère en retirer un plaisir parfaitement rétribué à mesure de la protection qu’il maintient autour d’elle. La conscience de l’une comme de l’autre est mise à mal par la violence de cette société avide, aveugle, avare. Car ce qui subsiste de ces expériences est le combat qu’elles mènent, plus que l’honnêteté ou la vertu qu’elles ont dû transgresser : l’instinct de survie apparaît comme la seule force permise pour sauver l’humanité de sa perte, dans un contexte de terreur.
p. 327 : « J’assume la vacuité de mon être. Mon cœur n’éprouve rien, ni joie ni peine. L’argent que m’a donné Raoul provient peut-être de la même source… l’argent du peuple. Je réalise encore que je ne ressens rien de le savoir. Je ne suis pas en mesure d’avoir des états d’âme, je suis en train de fuir, de tenter de sauver ma peau et celle de mes enfants. Cet argent questionnable me sauve la vie et je ne vais pas le jeter dans la savane. Heureusement que je ne peux pas voir les yeux de Roger, je ne supporterais pas son jugement. »
Dans ces deux fictions, nul doute que le contexte est différent, et la manière de survivre de ces femmes, ou leur courage, assez dissemblable. Mais ce qui pose question, c’est précisément l’impossibilité d’agir comme un héros dans un contexte marqué par la menace et l’angoisse. A mesure que les deux femmes prennent pleine conscience de leurs responsabilités –et que leurs maris, curieusement, en sont exonérés- elles sont contraintes d’assumer des choix qui les obligent à changer de nature. L’une se fait poule de luxe, l’autre braqueuse de banque. Ce dépassement de soi n’est pourtant pas porté par des valeurs héroïques –si ce n’est le courage de Nadia, l’indifférence à son propre corps de Nirvah-, mais par la seule nécessité. Et leur transformation montre combien l’héroïsme « noble » est impossible dans des sociétés gouvernées par la terreur et gangrénées par la corruption, où le seul héroïsme consiste à sauver sa peau comme on peut.
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