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avoir les boules

14 Mai 2015, 12:33pm

Publié par Claire Mazaleyrat

avoir les boules

Existe-t-il une « littérature féminine » comme a pu essayer de la théoriser le courant des « gender studies » ?

J’en suis à peu près convaincue. Ce qui ne veut évidemment pas dire que toutes les femmes écrivains s’inscrivent dans un modèle, encore moins que la littérature écrite par des femmes se réduit à des archétypes issus de déterminations sociales. On ne trouve évidemment ni les mêmes thématiques, ni le même travail sur la langue, ni les mêmes positionnements dans les milliers d’ouvrages écrits par des femmes à travers le monde –même si l’on se limite à la France- chaque année. Inversement, certaines particularité d’une écriture féminine que je vais essayer de mettre en évidence sont partagées par des hommes, ce qui n’empêche pas de réfléchir à ce qui m’apparaît comme un point de vue « féminin » sur le monde chez un certain nombre d’auteurs.

C’est une question de point d’où l’on part pour s’exprimer et exprimer une vision du monde. Aux hommes les vastes territoires de l’imagination et/ou de la réflexion la plus abstraite, tandis qu’aux femmes est dévolue une approche intime et intimiste, une vision « de l’intérieur », un regard jeté par la fenêtre entre deux tanches ménagères/ familiales/ strictement « féminines », comme l’examen angoissé de ses propres vergetures. Ce schéma caricatural ne prétend pas rendre compte avec finesse de la complexité des créations humaines, mais un récent article sur les rêves que l’on fait selon qu’on est un nomme ou une femme me conforte dans cette sensation que les genres majeurs de la littérature sont largement des territoires masculins, comme si les hommes étaient débarrassés dès le départ des pensées sur le quotidien qui encombrent le cerveau féminin, et exigent une puissance folle pour s’en libérer. Cette nuit, après une journée pourtant très remplie et excitante, après avoir fait cours, discuté avec plein de gens, écrit un article sur Nelly Arcan, bavardé longtemps avec mon mari, joué avec les enfants, j’ai rêvé que le linge débordait de la panière et que j’avais au moins deux lessives à faire en me levant. Problème : comment autant de linge allait-il sécher alors que mon sèche-linge est foutu ? Il y avait matière, me suis-je dit au réveil, à écrire une nouvelle fantastique sur l’accroissement exponentiel et inquiétant du linge sale, l’absurdité de ce cycle éternel des lessives/ séchage/ repassage/ rangement/ palissement par l’ensemble de la famille. Je me suis aussi souvenue de l’admiration éperdue avec laquelle une amie racontait les rêves de son compagnon, pour vanter sa folle imagination, la richesse de ses perceptions et pour tout dire, célébrer en lui le génie créateur ; oubliant que c’est elle qui écrit, pendant que lui mène des études dans un cabinet juridique.

Si les hommes sont libres de créer des univers dégagés de toute contrainte matérielle parce qu’ils ont très tôt été libérés dans leur propre existence des contingences quotidiennes, on comprend mieux la hiérarchisation plus ou moins tacite entre genres nobles et genres mineurs. On supporte que la femme écrive, mais on la voit alors occuper des genres tels que le journal, la nouvelle, l’autobiographie. Elle a le droit d’aller au-delà de sa petite personne pour créer, mais c’est à partir d’une expérience personnelle, d’une intimité qui a toujours été un peu méprisée. Car ces genres reflètent un manque d’imagination et de distance considérés avec dédain. Le vrai créateur, c’est l’auteur capable de « construire un univers » de mots, de figurer un monde nouveau, de plonger le lecteur dans des réflexions théoriques profondes, de parler « d’un point de vue universel » quand il se lance dans l’essai ou la philosophie, là où la littérature féminine continue à parler à partir d’un point de vue subjectif.

Ecrire des critiques éminemment subjectives ou des nouvelles sur un blog personnel est par définition de la sous-écriture féminine. Qui suscite le mépris complet, non pas parce que c’est une femme qui écrit, mais pour un certain nombre de raisons qui tournent autour de la question de l’autorité dans la réception.

D’une part, je ne suis personne, je n’ai l’aval d’aucune revue, d’aucun lecteur accrédité. D’autre part, j’écris essentiellement des trucs hyper chants, surtout si on n’a pas lu les livres dont je parle, parce que longs et fouillés, ce qui va à l’encontre des canons en vigueur dans ce domaine : susciter l’envie de lire par une ou deux citations chocs, quelques phrases élogieuses et la présentation d’un « mystère » à découvrir au cœur de l’œuvre dont on aura vite fait effleuré une série de thèmes pour aguicher le lecteur. Une page maxi.

Le domaine de prédilection des femmes qui écrivent est toujours celui des blogs, comme le montre très bien Mona Chollet dans son dernier essai. Chroniques familiales, réflexions teintées de drôlerie sur les petits riens et l’évolution des enfants, sur la mode ou les réalisations pâtissières ou de couture. Mme de Sévigné continue de faire des émules qui l’ignorent le plus souvent. Avec force photos, parce qu’on esthétise le quotidien en transformant la routine en une vitrine hédoniste de bon bout, dans des coloris assortis et beaucoup d’humour, le plus souvent : c’est le magazine féminin pour pas un rond en libre-service sur le net.

Il y a bien sûr d’éminentes femmes qui écrivent des choses plus denses, et dont le talent est reconnu à sa juste valeur. Mais fort rares sont celles qui y parviennent sans susciter une certaine réprobation à l’égard de ces « femmes savantes », comme Mona Chollet dont j’ai lu des critiques aussi creuses que violentes sur son absence de féminité et sa volonté risible de « péter plus haut que son cul » sur des forums féminins.

Dans le domaine de l’écriture, on est soumis à de canons formels extrêmement dogmatiques, qui réservent encore aux hommes, ou du moins à l’approche masculine du monde les domaines « extérieurs », avec une évidente mise en valeur de la « vraie fiction », de « l’invention » au détriment de l’intériorité et de l’intime, du subjectif et de ce regard pointilliste, peut-être nombriliste, porté par une subjectivité assumée, sur les objets qui nous entourent. La création, c’est avant tout la fiction, ou la « théorie pure ». J’ai beau chercher, je ne vois guère de noms de femmes dans les devantures des dizaines de parutions sur « l’après-Charlie » où d’éminents sociologues, philosophes, essayistes et penseurs analysent l’état de notre société.

Formes mineures, écriture d’ « essence féminine » parce qu’intime et subjective, nécessairement fragmentaire et refus de se cantonner aux sphères traditionnellement assignées aux femmes, de soigner la vitrine pour correspondre aux canons de l’esthétique avenante des blogs féminins, j’essaie de comprendre la « honte », comme dirait Nelly Arcan, qui m’accable. Cette maladresse naturelle, cette incapacité à trouver en public les bons mots, cet excès de sérieux : autant de balourdises qui me renvoient à cette inconvenance, être une femme encore jeune qui ne se cache pas d’être une femme mais voudrait compter pour ses idées, être une petite intellectuelle de faible envergure qui voudrait faire entendre sa voix. Ce n’est pas qu’une question de talent qui me manque, bien sûr que ça compte, mais enfin si c’était la première chose qui décourage la lecture, on commencerait par me lire, et si on ne le fait pas, c’est qu’il y a des manquements beaucoup plus importants : le manque de notoriété, la contradiction dans laquelle je suis enfermée en employant en partie des codes « féminins » pour essayer avec la balourdise et la lourdeur qui me caractérisent de me hisser dans un débat d’ « hommes ».

Bref, j’ai brave les boules. D’en être désespérément dépourvue.

Illustration: affiche publiée sur le site du Prix Virilo, dont je vous recommande chaudement la lecture. La critique sauvage de l'autofiction au nom de l'"audace littéraire", pourrait à elle-seule justifier un happening de Simone de Beauvoir en Femen.(Puisque c'est de l'humour, on peut bien dire n'importe quelle connerie, surtout si c'est un mec qui en a qui parle)

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