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Un certain goût pour l'exotisme

20 Novembre 2013, 10:56am

Petite note personnelle et satirique sur le goût de l’exotisme dans l’éducation des enfants

Depuis longtemps je brûlais d’exprimer mon avis sur ce sujet, et ma récente lecture de Ciel bleu va me permettre de le faire. C’est une question particulièrement obsédante depuis le début de mon congé parental.

Une certaine tendance issue des grandes villes et des milieux les plus aisés prône un certain retour à la nature en termes de maternité (du moins pour les premières années de l’enfant), en s’appuyant entre autres sur l’argument de l’herbe plus verte ailleurs, ou des pratiques millénaires qui fleurissent dans d’autres pays. Quelques exemples pour illustrer mon propos : le cododo (consistant à dormir avec son bébé pour l’aider à trouver le sommeil) se pratique jusqu’à un âge très avancé entre parents et enfants en Nouvelle-Guinée, l’allaitement long et à la demande de l’enfant, jusqu’au sevrage naturel qui intervient généralement vers trois ans, est de rigueur chez bien des peuples d’Afrique et d’Amazonie, de même que le portage. Or nos civilisations soi-disant avancées, niant ces habitudes séculaires qui assuraient le bien-être de l’enfant, ont abandonné la mère Nature, et en sont venues à des pratiques jugées aberrantes comme le lit à barreaux (voire même, comble d’horreur, le parc), le biberon, la poussette. Mais en arguant sans cesse des bienfaits des pratiques venues d’ailleurs, de ces peuples restés proches de la nature, on sombre dans un exotisme à la fois très niais, parce qu’il ne prend en compte que certains aspects des cultures qu’il croit imiter, et surtout assez colonialiste, du moins typiquement européen. En d’autres termes, on se délecte du mythe du bon sauvage.

Adopter à l’européenne des pratiques culturelles étrangères sans rien connaître à la civilisation dont elles sont issues est l’une des manifestations de cet émiettement culturel passé par le mégamixer de la globalisation, pour reprendre l’image de François Taillandier dans Les Mots vont où ils veulent. Une pincée de portage à l’africaine, un soupçon de berçage indien, un hamac acheté chez Nature et Découvertes, et surtout pas de réflexion d’ensemble, car le reste ne nous intéresse pas. Ceux qui prônent le cododo sans limite d’âge savent-ils seulement que chez certaines tribus papoues les liens de bonne amitié qui se nouent entre différents villages passent par une cérémonie au cours de laquelle les guerriers les plus éminents viennent faire le geste de téter les grands-mères des villages voisins ? Seraient-ils prêts à se suspendre aux tétons de leur belle-mère à qui ils viennent d’expliquer doctement combien il est meilleur pour le développement de leur enfant qu’il ne soit pas enfermé dans un lit à barreaux ? Les femmes indiennes qui portent leur enfant jusqu’à ce qu’il sache réellement marcher et l’allaitent dès le premier pleur, selon la Chronique des Indiens Guayaki de Pierre Clastress’adaptent quant à elles à leur milieu : passant la plupart de leurs journées dans la jungle amazonienne à cueillir des baies, elles auraient quelques difficultés à manœuvrer au milieu des arbres une splendide Mac Laren à trois roues. Ces mêmes femmes, courageuses et si proches de la nature, accouchent évidement sans péridurale, dans un respect de leur corps et de celui de l’enfant à naître… que l’on trempe dans l’eau froide dès ses premiers instants et que l’on soulève pour le porter ensuite à sa mère, en souvenir de l’origine du monde dans la mythologie des Aché ; le père doit de son côté aller tuer une proie car avec la naissance de son enfant son âme risque de disparaître s’il ne rapporte pas un animal. Ces pratiques sont intimement liées à l’ordre du monde tel que se le représentent les cultures qu’on prétend copier, et n’en garder que des fragments est, au mieux, assez drôle, au pire, dangereux. Un soir que ma fille, âgée de quelques mois, résistait de toutes ses forces au sommeil en hurlant depuis des heures de bras en bras, une amie me parla ainsi d’une coutume qu’elle avait lue dans un livre sur les Eskimos : il paraît que pour faire dormir les bébés, ils accrochent au-dessus de leur bouche et de leur nez une petite coupelle, de sorte que l’air qu’ils respirent, très appauvri en oxygène, les aide à trouver le sommeil : j’ignore combien de morts on déplore chaque année chez les bébés eskimos, et surtout je suppose que des milliers d’années de pratique leur ont permis d’acquérir assez de dextérité pour éviter le drame, mais je trouve que notre goût de l’exotisme procède de la même logique : puisque telle peuplade dont on ignore absolument tout pratique depuis des millénaires telle ou telle chose, c’est que l’idée, venue d’un ailleurs auréolé de toutes les vertus, est forcément bonne.

Et pourtant, certains pratiques quoique fort exotiques n’enchantent guère l’Européen amateur d’ailleurs, toujours prêt à crier à la barbarie dès qu’il méconnaît une coutume. Essayez donc d’attacher votre jeune enfant, comme le narrateur de Ciel Bleu, à la tête du lit de ses parents dans une petite tente, et vous pouvez vous attendre sinon à une descente des services sociaux (qui rappelons-le, n’existent pas dans tous les pays du monde, pour empêcher certains abus ou certaines expériences délirantes sur les enfants), du moins à une très forte réprobation des voisins et amis. Et pourtant, je suppose que passer ses deux premières années enfermé et protégé dans la yourte familiale avant de se heurter à l’espace infini de la steppe et de ses dangers meurtriers n’a rien d’aberrant : l’enfant prend assez de forces pour s’engager dans le monde, comme la libellule sortant de sa longue claustration. Tentez l’expérience dans un T2 à Ris-Orangis, avec sortie autorisée sur le balcon à partir de quatre ans, et je doute de l’état mental de l’enfant.

Dans tous ces exemples, ce qui remplit d’aise le cœur parental, c’est la certitude d’être plus proche de la nature, pervertie par l’homme européen comme chacun le sait depuis Montaigne :

« Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant réchargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée.

Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises, “Le lierre pousse mieux spontanément, l’arboulier croit plus beau dans les antres solitaires, et les oiseaux chantent plus doucement sans aucun art. ” » (Montaigne, Essais I, chapitre XXX, « Des Cannibales, 1595)

Bien sûr, on nie ainsi toute culture aux peuples autres qu’européens, ce qui part d’un bon sentiment chez Montaigne, mais n’est évidemment plus acceptable de nos jours ; et pourtant, en refusant toute culture au profit de ces pratiques jugées si saines et naturelles, nous foulons avec le plus grand mépris toute civilisation chez les peuples que nous imitons si mal. Petit paradoxe coutumier : on se gargarise d’allaiter longtemps et souvent comme « les Africaines » ( car l’Afrique est un seul pays), mais on s’offusque du manque de pudeur de la jeune mère qui « déballe » son sein (l’expression, moultes fois entendue, montre le mépris avec lequel le déshabillage reste traité) pour allaiter : il faudrait donner le sein sans le dévêtir, pour allier pratique naturelle et pudeur… Ce qui est acceptable chez une « Africaine » (on sait depuis 2007 que les Africains sont restés proches de la nature, n’étant pas entrés dans l’histoire ni dans la civilisation) ne l’est pas sur une « Européenne » tenue à une certaine moralité en la matière. Car les « Africains » doivent vivre dans une sorte d’âge d’or d’avant la Chute, ceints d’un vague pagne au milieu des palmiers. Voilà à quel imaginaire renvoie cet argument.

En outre, il ne suffit pas de s'approprier des techniques indigènes pour revenir aux sources de la parentalité primitive: il faut en payer le prix. C'est un véritable marché que se disputent certaines marques, et le marketting n'est pas absent de ces tendances "vertes" (le mot est à la mode), faisant croire aux parents que porter son enfant en écharpe, coutume africaine, ne peut se faire qu'avec une écharpe en sergé tissé d'excellente qualité coûtant au bas mot soixante-dix euros. Les marques qui vivent de ces tendances, curieusement, ne sont pas vraiment implantées dans les pays les plus pauvres et "primitifs" de la planète, auxquels nous empruntons des coutumes: l'Allemagne, au contraire, la France, les pays scandinaves, produisent toutes sortes d'écharpes de portage, porte-bébés physiologiques et autres gadgets d'allaitement. Le pagne occidental coûte un bras, car nous nous devons d'être aussi proches de la nature que respectueux des consignes en matière de sécurité. Porter son enfant en écharpe Storchenwiege n'est pas le trimballer en sac à patates: on n'est pas des sauvages.

Gauguin, Les Seins aux fleurs rouges, 1899

Quant à la nature elle-même, quiconque a eu des animaux sous les yeux a pu voir que la chèvre donnait des coups de corne à ses petits quand ils étaient pendus à ses mamelles trop longtemps, que la brebis épuisée et affamée rejetait son agneau (c’est d’ailleurs ce qui se passe dans Ciel bleu, et ce n’est pas une particularité des brebis Touvas, mais une réalité assez répandue), que la plupart des pères abandonnaient leur progéniture sitôt conçue, et que de toute façon même avec la meilleure volonté du monde une famille humaine ne peut pas devenir une famille animale : prendre modèle sur cette « nature » animale rêvée est évidemment absurde.

Enfin, donner comme modèle de maternité aux femmes en France ce qu’on imagine être une mère Hopi ou Peule, sans compter la méconnaissance de leur statut, est surtout très grave en matière de féminisme. Nous bénéficions dans notre pays d’un certain nombre de droits et de possibilités qui n’existent pas partout dans le monde. Autant il peut être merveilleux de s’octroyer une période en-dehors de toute réalité professionnelle, autant je suis heureuse malgré tout de n’avoir pas que les soins à prodiguer aux enfants pour combler mon existence : sitôt mon congé achevé, je reprendrai le travail, je gagnerai assez d’argent pour acheter des livres, aller au théâtre… Or on nous érige en modèles de vertus maternelles des femmes présentées comme des grillons du foyer indien ou africain, faisant à manger et s’occupant avec dévotion d’enfants nombreux dans une maison pauvre mais bien tenue, idéal de simplicité rustique. Non seulement la réalité doit être bien différente, et sans aller jusqu’en Afrique, les campagnes françaises d’il y a cinquante ans regorgeaient de ces femmes qui travaillaient aux champs, à la maison, généralement à plusieurs, avec les voisins et les saisonniers, allaient au marché, laissaient les plus petits enfants aux soins des plus grands. D’autre part, si ces femmes si « naturelles » pouvaient vivre à l’occidentale, avoir un métier valorisant gagné à l’issue de leurs études, par exemple, au lieu de nourrir leurs enfants au sein jusqu’à trois ans, j’ai la naïveté de croire que les bienfaits de l’allaitement maternel et le droit de nourrir son enfant leur sembleraient bien dérisoires par rapport à la possibilité de choisir leur destin. Quant à nous, qui le pouvons, il me semble qu’il serait assez triste de laisser ce genre de clichés exotiques influer sur des choix très personnels.


http://regaldi-burkina.blogspot.com/2009_10_01_archive.html

Pour finir, concluons avec Pascal (Pensées, fragment 56, édition Le Guern Folio):

"Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. (....) De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du législateur, l'autre la commodité du souverain, l'autre la coutume présente, et c'est le plus sûr. rien suivant la seule raison n'est juste de soi, tout branle avec le temps. la coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue."

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